Jón Kalman Stefánson, Ásta

   

                                

    Il y a en juin tant de lumière en Islande qu’il est presque impossible de mourir.

« Les pages qui suivent

renferment le récit de la vie d’Ásta, qui a jadis été jeune, mais qui est nettement plus âgée au moment où ces lignes sont écrites ou, disons plutôt, hâtivement griffonnées, puisqu’ici tout advient à grande vitesse, y compris quand l’histoire avance si lentement que le temps semble presque immobile.

    D’ici peu, je vous expliquerai pourquoi ses parents l’ont appelée Ásta.

    Pourquoi ils ont choisi ce prénom plutôt que Sigriður, Maria, Gunnþórum, Auður, Svava, Jóhanna, Guðrún ou Fríða, car nous naissons tous anonymes, et immédiatement, ou très peu de temps après, on nous attribue un nom qui rend à la mort sa besogne plus complexe. Donnez-moi un nom et la Faucheuse me trouvera moins facilement. Mais comment raconter l’histoire d’une personne sans présenter l’univers qui la voit naître, sans évoquer cette atmosphère, cet air du temps qui retient le ciel – et surtout, en a-t-on le droit ? »

 

Inscrite dans le temps très long de la tradition littéraire islandaise, la Saga d’Ásta peut commencer, par son commencement, en ce jour glacé de janvier où Sigvaldi, peintre et marin, et Helga, « la femme qu’il aime, celle qui est si belle, si belle, si belle », firent l’amour avec passion, avec délices, dans un long moment de plaisir partagé.

    « Et trente ans plus tard, Sigvaldi tend un peu trop loin le bout de son pinceau sur son échelle, il perd l’équilibre et en quelques secondes, son corps s’abat sur le trottoir. » Toute la chronologie se détraque, un chaos temporel s’empare du récit.

Le narrateur doit s’y résoudre. Il est impossible « de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça. Dès que notre premier souvenir s’ancre dans notre conscience, nous cessons de percevoir le monde et de penser linéairement, nous vivons tout autant dans les événements passés que dans le présent. Mais voilà, le désir d’une continuité est extrêmement puissant. Cette continuité nous donne l’impression que chaque vie a un sens, qu’elle ne relève pas de simples hasards et de coïncidences, mais que tout est écrit d’avance – ce qui, en passant, donne également un sens à l’univers. »

Sur le trottoir de Norvège où il se meurt, Sigvaldi revit l’agonie de son père, cinquante ans plus tôt ; plus tard, une soirée mémorable avec son petit frère, le poète, qui voudrait lui lire des extraits de son autobiographie.

« La mémoire, interrompt son jeune frère, est une forêt immense et mystérieuse où les choses changent constamment d’apparence… ensuite, il est évidemment difficile de distinguer l’arbre derrière la forêt. Celui qui se fie aveuglément à sa mémoire est comme un marin qui calculerait sa route sans tenir compte des anomalies magnétiques de la dérive des pôles. »

D’autres souvenirs affluent, les temps se mêlent et le ramènent à cette soirée où tout a basculé, nuit de folie, d’alcool et de sexe qu’il observa berçant ses deux filles endormies. Puis Markús, le père d’Helga, demanda à sa fille de chanter avec lui.

    Elle s’avance dans la lumière, pose sa main gauche sur l’épaule de son père, si doucement qu’on dirait qu’elle la touche à peine tant sa main est aérienne. Puis ils chantent. Helga n’est pas dotée d’une voix exceptionnelle, contrairement à son père, mais son timbre poétique et élégant a quelque chose de fragile, de presque douloureux. Si douloureux qu’on peut gager qu’il cache un drame terrible. Sigvaldi ne l’a jamais entendue chanter si bien. Ce poème sur la tragédie de la vie. Ne dirait-on pas qu’un des dieux antiques la tient dans sa main ? Est-elle encore tout à fait de ce monde quand elle chante ainsi ? Sigvaldi avale sa salive. Encore et encore. Il pleure. De bonheur. De peur. D’angoisse. Il ne comprend rien à rien. Ne comprend ni le monde, ni lui-même. Helga chante et la voix de Markús l’accompagne en basse. La main de sa fille est posée comme un oiseau sur l’épaule du père, Helga avance légèrement sa jambe gauche, la droite reste en retrait. Sinon, le tissu de sa robe ajustée se tend et souligne trop nettement les courbes rêveuses et obsédantes de son corps, sa poitrine généreuse et lourde. Elle chante. Sigvaldi entend quelques soupirs dans l’assistance. C’est donc ainsi. C’est donc le sentiment qu’on éprouve en vivant ce que jamais on n’oubliera. Il voit des hommes la regarder avec fascination. Ils la regardent avec envie, avec respect et désir, deux d’entre eux ont la bouche entrouverte… « Dors longuement, dors tranquille… »

    Sans raison précise, Markús cesse d’accompagner sa fille dès qu’elle entame le dernier couplet. Il laisse retomber sa main, laisse retomber sa tête et reste assis, voûté, les yeux fermés, tandis qu’elle chante seule le couplet entier. Et elle disparaît dans la musique, se dissout dans le poème. Elle se confond avec la douleur qui habite les mots. Elle n’est plus que deuil et déchirement :

Dors longuement et dors tranquille,

et ne t’éveille pas trop vite.

Face au jour qui, véloce, décline,

les tourments t’enseigneront

que les hommes connaissent amour, deuil,

larmes et douleur.

 

Comment raconter la vie d’Ásta se demande le narrateur ? Elle souffre de l’absence et du silence de son amant, celui qui l’a conquise trente-quatre ans plus tôt ? La souffrance est-elle le fil conducteur de sa vie ? Au début des années soixante-dix, elle voulut en finir. « Pourquoi ne pas mourir quand vous avez échoué dans tous les domaines et quand tous ceux, ou du moins la plupart de ceux qui comptaient pour vous ont péri ? D’abord sa nourrice. Ensuite celui dont elle préfère ne jamais prononcer le nom. Et maintenant sa sœur, son aînée d’un an, cet être humain deux fois meilleur qu’elle. » Pourtant, les souvenirs toujours la ramènent à l’été de ses quinze ans, dans les années soixante, lorsque pour la première fois elle quitta sa nourrice pour un exil forcé dans les fjords de l’Ouest, chez un fermier qui « accueille les adolescents à problèmes ». Il vit là-bas, à l’écart de presque tout avec sa mère, Kristín, qui, parfois, se réveillait à une époque passée.

« Je me rappelle qu’un des matins où Kristín s’est réveillée à une autre époque, elle s’est installée dans le bureau pour écrire une lettre à sa sœur. Árni et Jósef étaient sortis, ce n’étaient pas les travaux qui manquaient à la ferme. Ils avaient cependant préféré me laisser avec elle pour que je la surveille. Elle n’a pas tardé à me dire qu’elle voulait écrire une lettre à sa sœur, elle semblait avoir hâte de le faire, elle est allée dans le bureau … mais n’a pas écrit grand-chose. Elle s’est mise à pleurer. Elle a noté la date (si je me souviens bien, le 14 septembre 1912), et n’est pas allée plus loin. Elle s’est effondrée et a fondu en larmes. Inconsolable. »

Par petites touches, au fil du roman, le narrateur, Ásta, nous disent comment ce lieu si hostile devint le point cardinal de sa vie, conservant presque jusqu’à la fin sa part d’indicible.

 

Entre douceur et violence, la vie s’écoule, étrange. La plupart des êtres nous trahissent, et pourtant Ásta a fait confiance à Jósef. Comment se fait-il que des heures passées à extraire des pierres fassent « de belles journées » ? Les pères sont absents, les mères défaillantes, mais l’affection, l’attention peuvent venir d’ailleurs. Un frère aimé, des voisins attentionnés et délicats, un fermier taiseux, pansent les blessures de l’absence, aident à oublier celui qui a prononcé la « phrase détestable » : « Tu iras loin avec ta chatte. »

« Mais enfin, par le diable, qu’est-ce donc que vivre ? »

Quelques formules, leçons de vie peuvent-elles nous y aider ?

« … il n’y a pas grand-chose à y faire, si ce n’est rester debout. Ceux qui courbent l’échine ne voient pas l’horizon. » avait dit la mère de Sigvaldi à son mari buveur impénitent qui ruina la famille ;

« Avoir hâte : y a-t-il expression plus belle ? » et « qu’il est délicieux d’avoir hâte de vivre », pense Sigvaldi étendu sur le trottoir de Norvège, hâte de rentrer pour apprendre à lire à la fille d’Ásta, impatiente de le voir arriver.

Il aimait aussi passer du temps avec son jeune frère, peu soucieux de stabilité, de sécurité financière.

« Mais ce diable d’homme fait un café d’exception, il faut le reconnaître, et cette qualité ne peut que pousser à l’indulgence. Ceux qui font du bon café sont bénis des dieux, le royaume des Cieux leur appartient. »

 

« Écrire, c’est lutter contre la mort », avait-il dit à Sigvaldi. Les aurores boréales, la lumière de juin, les fjords de l’Ouest [qui] ressemblent plus à une symphonie qu’à un paysage », le bruit assourdissant de la houle, le mont Esja en partance vers le ciel, Août, « le mois le plus important, car il porte en lui toute la profondeur de l’été, les soirées rêveuses, des senteurs lourdes et capiteuses », font-ils de l’Islande un peuple d’artistes, d’amoureux de la beauté des mots, ou bien est-ce la longueur des longs mois d’hiver ? Le fermier, Jósef, Ásta, Sigvaldi, tous sont en quête de lectures, chansons et musiques sont un contrepoint constant aux émotions, aux joies et tristesses. Le prénom d’Ásta est un hommage à un roman que ses parents ont aimé, qui les a fait pleurer. C’est la lecture – et la maladresse avec laquelle elle avait accroché la corde pour se pendre – qui sauva Ásta de la mort, à Vienne, en faisant entrer les propriétaires dans sa chambre :

« L’homme était descendu chercher la clef, poussé par son épouse, persuadée qu’il s’agissait d’une question de vie et de mort. Peut-être parce que cette femme était une lectrice assidue, elle lisait entre quinze et vingt romans par an, elle possédait l’ensemble des recueils de poèmes de Miroslav Holub, tous dédicacés. Or les lecteurs assidus, surtout quand ce sont des lectrices, sont plus ouverts que d’autres aux souffrances de la vie. La poésie et la littérature les rendent plus sensibles. »

 

L’homme qui raconte l’histoire d’Ásta et de ses parents, qui s’interroge sur la conduite à donner à son récit, s’est isolé sur les rives de Strönd, « côte battue par les vents où les champs de lave absorbent toutes les pluies », croyant y trouver la solitude, un lieu immobile coupé du progrès. Mais non seulement son refuge possède une connexion internet, mais l’endroit grouille de touristes qui paient très cher la location de chalets construits par le voisin. « Assis, pétrifiés, devant les grandes baies vitrées, ils regardent l’océan, ils écoutent le vent malmener le chalet, et parfois les bourrasques se jettent sur les vitres comme d’invisibles géants… »

Comme il n’a rien d’un donneur de leçons, pratique volontiers l’autodérision, et écoute avec un intérêt amusé la proposition du loueur, qui veut faire de la présence de l’écrivain un argument publicitaire.

 

« J’ai fait un café et j’ai travaillé. La neige s’est mise à tomber. Le blanc est de retour.

   Une nouvelle lettre d’Ásta m’attendait. Apparemment, elle n’a pas eu le temps de la terminer. Peut-être accablée par la fatigue ou la tristesse. J’ignore quand me parviendra sa prochaine missive. Je ne suis même pas sûr qu’elle me parvienne, car le temps est compté, il sera bientôt épuisé. Elle continue de s’accrocher à l’espoir que les mots qu’elle lui envoie le feront revenir. Pour ma part, je dois continuer. Il me reste tant de choses à faire. Ne dois-je pas m’occuper de Jósef ? Ne dois-je pas vous raconter la vie d’Ásta après qu’elle est descendue de l’autocar et qu’elle a vu Sigvaldi sur le parking, et non sa nourrice ? Ne dois-je pas … »

Lettres envoyées restées sans réponse, lettres déchirées, lettres conservées, lettres détournées, tous ces mots perdus résument la tragédie des amours humaines. La vieille Krístin se consume du regret de n’avoir pas répondu à sa sœur, partie au Canada, qui abandonna son mari pour vivre son amour avec un Indien, et appelait à l’aide. Ásta n’a pas eu la force de répondre aux lettres de sa nourrice, ni, plus tard à celle de Jósef, qui ne garda d’elle, pour toujours, que cette lettre d’adieu déposée près de leur lit :

« Il y a en toi des bouillonnements si puissants et contagieux que ça m’effraie. Ils sont si violents que j’ai peur de t’aimer. Tellement peur de perdre le contrôle de ma vie. Notre amour me terrifie. »

Les mots maladroits d’Helga, qui ressemblait à Elizabeth Taylor et rêvait d’une autre vie, quel pouvoir auront-ils, au-delà de la mort, déposés par Ásta dans le cercueil de Sigvaldi ?

Jón Kalman Stefánson, Ásta

Titre original Saga Àstu. Traduit de l’islandais par Éric Boury

Grasset, 2018. 491 p.

Extraits

Condensé de l’Histoire d’Islande

   Quand il faut rentrer le foin, il faut le rentrer. Le bonheur, la tristesse, l’innocence, les trahisons, les systèmes philosophiques de l’Occident et les dernières découvertes en astronomie – tout cela est mis de côté. Le foin, c’est le foin, et l’hiver est long. L’histoire de l’Islande se résume avant tout à une lutte permanente pour mettre ce foin à l’abri de la pluie, et le faire sécher avant de le mettre dans la grange. C’était une question de vie ou de mort pour les bêtes et les gens. Une récolte trop maigre impliquait immanquablement la famine à la fin de l’hiver ou au début du printemps. D’abord chez le bétail, puis dans le monde des hommes. Notre vie sur cette île ressemble à celle d’une espèce en voie d’extinction, elle dépend depuis toujours de la quantité de foin engrangé. Peut-être aussi de quelques poissons et d’une poignée de poèmes. Et il vous suffit de compter les brins d’herbe dans la grange en automne pour savoir si vos enfants survivront à l’hiver.

Dans les fjords de l’Ouest

Ici, on vient au monde dans le froid. Les fermes s’espacent de plus en plus au fur et à mesure qu’ils progressent vers l’embouchure du fjord, et finalement, ils dépassent la dernière maison habitée. Les suivantes sont abandonnées, ces terres ont été cultivées pendant mille ans, aujourd’hui les bâtiments tombent en ruine. Ici des gens se sont réveillés chaque matin depuis le neuvième siècle, des enfants et des chiens ont gambadé et joué devant les maisons, pressés de vivre. Il n’y a plus que le silence et bientôt, tout sera oublié. Les anciens habitants ont renoncé à lutter, ils ont eu le bon sens de partir, de fuir. Ici, on ne peut attendre qu’une vie de labeur, il n’y a que l’océan infini, les montagnes qui amplifient les vents et les changent en tempêtes. Parfois, certains jours, certains soirs, certaines nuits, cet endroit est si beau qu’on dirait que Dieu s’apprête à descendre sur terre pour sceller un pacte avec les hommes et les bêtes. Mais un parfois ne suffit pas à combler toute une existence. Parfois je peux t’embrasser, parfois, je peux t’étreindre, parfois je peux m’endormir en écoutant ton souffle, parfois je me réveille en l’entendant encore et tu murmures mon nom. Parfois, c’est comme rarement. Parfois ne veut pas dire souvent, mais seulement de temps en temps. Parfois signifie qu’il se passera longtemps jusqu’à la prochaine fois, et que par conséquent, tu es condamné à être malheureux. Puis les bâtiments s’effondrent sur ta vie.

Lettre de l’abîme

    Bonjour, je n’embrasse pas le sourire aux lèvres, je suis tellement soulagé que tu aies finalement pris cette décision, merci, oh, merci !

    C’est vrai, je dors comme un loir. Tout le reste est un tissu de mensonges. Vois-tu, j’ai coulé, coulé interminablement. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’on puisse couler si longtemps, ni sombrer à de telles profondeurs.

    Ensuite, il n’y avait plus que les ténèbres. Le silence et la quiétude.

    Sublime.

    Je souris constamment.

    Ça ne me vient même pas à l’esprit de penser à toi.

    Parce que celui qui sombre, il sombre, et ses récompenses sont le silence absolu et l’oubli. Il faut en être reconnaissant. Non, même un fusil chargé ne serait pas en mesure de me forcer à dire ton nom. Il a franchi mes lèvres pour la dernière fois. Si tu savais à quel point ça me soulage de ne plus jamais avoir à me souvenir de tes cheveux brillant au soleil. Ou de devoir passer des nuits et des nuits d’insomnie parce qu’un jour, tu m’as embrassé. Et le souvenir de ton sourire m’empêche de vivre.

    Comment te fuir autrement qu’en sombrant dans l’océan ?

    En buvant ?

    Oui, eh bien, merci du conseil. J’ai essayé. Ça n’a pas suffi !

    Certes, à la première gorgée, j’ai vu ton sourire, mais ton absence m’attendait toujours après le dernier verre.

    Le problème est le suivant : tu existes.

    C’est l’erreur que je ne parviens pas à éviter.

    J’ai arpenté toutes les rues des grandes villes d’Europe et j’ai compris que toutes mènent à toi.

    Jadis, tes cheveux ont brillé au soleil.

    Je devrais t’oublier, me concentrer sur autre chose ?

    Excellente idée, comment se fait-il que je n’y aie pas pensé ?! Mais je ne suis pas sûr que cela suffise. Car il est apparu que ton sourire et la commissure de tes lèvres sont intimement liés aux révolutions de la planète. Ne perdons pas courage. Je demanderai à la Terre d’arrêter de tourner pendant les trois cents ans dont elle aura besoin pour se remettre de l’idée que tu aies pu exister. Elle sera sans doute ravie de pouvoir se reposer un moment, cette vieille dame qui tourne sur elle-même depuis des milliards d’années et commence à perdre la tête. Elle s’arrêtera : d’un côté, ce sera le jour permanent, de l’autre, la nuit éternelle. Tu es le soleil, je suis la nuit. Ou bien, comme il est écrit ailleurs :

    Le soleil se lève et tout devient nuit.

 

    Bonjour ! Je suis ici. Tout le reste n’est qu’un tissu de mensonges. Heureux comme un roi. C’est génial de sombrer, on s’amuse comme un fou, c’est vraiment sensas. Mes amis ont tenté de m’en empêcher, mais je n’ai pas mis longtemps à monter sur le bastingage. Le navire tanguait beaucoup, voilà pourquoi ils n’ont pas osé bouger. Enfin, si, ils ont bien bougé, mais très lentement, comme s’ils craignaient de m’effrayer et de me faire perdre l’équilibre. J’ai ri pour leur montrer que j’étais heureux. Mais en y réfléchissant, je me dis que mon rire exprimait sans doute bien d’autres émotions que la joie. C’est toute la question de l’équilibre, leur ai-je crié. Le navire a plongé pour fendre une vague et j’ai glissé. J’ai coulé.

    Mais tu étais avec moi à chaque instant.

    Comme toujours.

    Jusqu’au bout.

    Jusqu’à ce que tout soit fini et que plus personne ne puisse rien y changer.

    Ma dernière pensée, c’était toi.

    Tant que je pensais, je ne pensais qu’à toi.

    Tout le reste est un tissu de mensonges. Tout ce qui n’est pas toi n’est que mensonge.

    Mais pourquoi fallait-il que tes cheveux brillent au soleil ? Et que la commissure de tes lèvres soit comme calquée sur les larmes ?

 

Bientôt, tout sera fini

 

    Ásta est rentrée, les orteils glacés, suivie par ces deux chiens fidèles que sont l’absence et la solitude. Mais une fête impromptue l’attendait chez elle. La vieille Björg, Rúna et ma fille se sont introduites dans son appartement dès qu’elle est partie donner ses cours à l’université. Elles ont fait le ménage, mis un peu d’ordre, cuisiné, dressé la table – et Ásta vient juste d’ouvrir la quatrième bouteille de vin rouge. Toutes délicieusement ivres, elles viennent de danser comme des demoiselles de cour endiablées quand ma fille leur a fait écouter les chansons Vitamine C de Can et Correspondance à Berlin du groupe Utangarðsmenn. Les enfants de Gudmunður et d’Anna sont montés pour profiter de la fête, ils se roulaient sur le canapé en riant comme des fous à la vue de ces vieilles femmes qui dansaient.

    Je vois tout cela tandis que je roule vers le phare.

    Je vois ma fille qui va chercher une bouteille de whisky, elle l’ouvre en souriant et remplit quatre verres. Les quatre femmes commencent par trinquer à ma santé, Ásta dit quelque chose et toutes éclatent de rire. Puis elle met I Pull a Spell on You, Je t’ai jeté un sort, sur le tourne-disque. Elle pousse le volume au maximum. Elles ne tardent pas à se mettre à chanter, elles chantent si fort, avec une telle passion et une telle puissance que celui qui est parti ne peut pas ne pas les entendre. Bientôt il sortira de son silence. I put a spell on you because you’re mine, Je t’ai jeté un sort parce que tu es mien ;

    Celui qui avait les plus beaux yeux du monde s’est noyé. C’est une douleur. Cela ne cessera jamais d’être douloureux. Nous devons pourtant continuer à vivre en veillant à pratiquer des brèches dans le silence. Moi, j’ai tout rangé. Voilà, j’ai tout.

    Tout – je n’ai jamais compris ce mot.

    Comment survivent ceux qui jamais ne peuvent parler de leur amour ? Et comment s’y prend-on pour consoler les morts ?

    Je suis entré dans le phare. Chargé de livres, de musique et de souvenirs, j’entre dans la lumière qui fend la nuit.

 

   

 

 

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