L'Odyssée - Un père, un fils, une épopée

Ulysse et ses compagnons percent l'oeil du Cyclope Polyphème

Objet littéraire non identifié

 

Le livre s’ouvre sur un extrait de la Poétique d’Aristote, un résumé de l’Odyssée introduit par ces mots : « Le fond de l’action de l’Odyssée se réduit à peu de choses ». Puis Daniel Mendelsohn prend la parole : « Par un soir de janvier, il y a quelques années, juste avant le début du semestre de printemps au cours duquel je devais enseigner un séminaire de licence 1 sur l’Odyssée, mon père, chercheur scientifique à la retraite alors âgé de quatre-vingt-un ans, m’a demandé, pour des raisons que je pensais comprendre à l’époque, s’il pourrait assister à mon cours, et j’ai dit oui. »

Alors le lecteur s’interroge. De quelle sorte de livre s’agit-il ? Une autobiographie centrée sur les relations entre l’auteur et son père, Jay Mendelsohn ? Un ouvrage de vulgarisation qui rend accessibles ses recherches sur l’Odyssée, sur la langue et la littérature grecques ? En avançant dans la lecture, on voit aussi l’auteur enquêter sur la vie de son père, s’interroger sur ses méthodes d’enseignement, raconter une croisière en Méditerranée sur les traces d’Ulysse.

En homme rompu à la réflexion, à l’analyse des textes littéraires, Daniel Mendelsohn tient d’une main ferme et expérimentée tous ces fils qui s’entrelacent sans jamais s’emmêler, rendant hommage tout à la fois à son père et à Homère.

Certes, on peut reprocher à l’auteur un excès de didactisme, une écriture sans grâce, peu littéraire, mal servie peut-être par la traduction, regretter d’en savoir si peu, finalement sur cette croisière et ce qu’elle leur a appris d’Ulysse, sans doute parce que le père trouve que « le poème fait plus vrai ». Mais on ne peut qu’être emporté par la sincérité de sa passion pour la langue et la littérature grecques, intéressé par sa lecture de l’Odyssée, touché par sa quête de la vérité sur son père disparu.

 

Un père, un fils, une enquête

 

Tout au long de ce récit, l’auteur tente de savoir quel homme était son père. Il enquête, convoque ses propres souvenirs, les récits familiaux, reconstitue la généalogie de ses parents, si différents. L’homme qu’il a connu était froid, distant même avec ses enfants, austère, peu sociable.

Pourtant c’est un autre homme que les autres voient, charmant pour ses compagnons de croisière auxquels il chante les tubes de sa jeunesse, passionnant pour les jeunes étudiants qui assistent au même séminaire et ont été enthousiasmés par la présence de ce vieil homme.

Il était aussi toujours désireux d’apprendre, frustré d’avoir interrompu ses études de latin après la lecture du poète Ovide, sans avoir pu lire l’Enéide, et content que son fils soit allé au-delà, ait appris le grec, soit capable de lire l’Odyssée dans le texte.

 

Muse, parle-moi de l’homme -Ανδρα μοι ννεπε, Μοῦσα

 

La meilleure clé de lecture des liens entre ce père et ce fils, c’est justement l’Odyssée, qui met en scène deux pères, Ulysse et Laerte, et deux fils, Ulysse et Télémaque. Le séminaire conduit par Daniel Mendelsohn en suit les différentes étapes.

C’est l’histoire d’une double éducation – paideusis - , celle du père et celle du fils. Dans les premiers chants, Télémaque est seul, a grandi sans père, ne sait si le sien est encore en vie. Il a besoin de substituts, Athéna, sous les traits de Mentor, le porcher Eumée. Il part à la recherche D’Ulysse, rencontre des survivants de la guerre de Troie, découvre d’autres familles. Jay Mendelsohn le trouve faible, maladroit, incapable de prendre des décisions seul. « Peu de fils sont l’égal de leur père » dit-il. L’auteur du livre se souvient alors des substituts paternels qu’il a lui-même recherchés, y croyant son père indifférent jusqu’à son commentaire lors des chaleureuses retrouvailles entre Eumée et Télémaque revenu, en présence d’Ulysse qui ne s’est pas encore fait connaître : « Ça a dû être dur pour lui d’être obligé de rester là, imperturbable, à regarder son fils se comporter avec l’autre comme s’il était son fils. »

« On n’est jamais trop vieux pour apprendre » dit-il aussi, car les pères aussi continuent d’apprendre. Ulysse aussi a appris. Il n’est plus le jeune homme qui s’est précipité sur le sanglier qui l’a blessé et dont il garde la trace sur son corps, comme signe de reconnaissance. Il a appris la circonspection, notamment lors de sa rencontre avec Agamemnon aux Enfers. Face à Pénélope, il reste de glace tant qu’il n’a pas la certitude de sa fidélité. Il a appris à ne plus foncer.

 

Cette retenue, Daniel Mendelsohn l’a toujours vue chez son père, qui ne manifestait jamais son amour pour sa femme. Pourtant, lors du séminaire, touché par la fin de l’épopée, la reconnaissance – anagnorisis - , si longtemps retardée,  d’Ulysse et de Pénélope, il se livre, témoigne de « ce que ça fait d’être avec quelqu’un depuis si longtemps que cette personne ne ressemble plus du tout à ce qu’elle était au début », témoigne aussi de l’importance des signes, des secrets partagés dans un couple, dit aux étudiants que sa femme était très belle.

 

Ulysse et Jay Mendelsohn partagent avec beaucoup d’hommes un autre point commun, une propension à la dissimulation et au mensonge. L’auteur l’ignorait jusqu’à ce qu’il rende visite à l’un de ses oncles, après la mort de son père, et découvre la vérité sur son enfance, les raisons qui l’ont poussé à abandonner le latin, la recherche, des études prestigieuses. Le premier vers de l’Odyssée qualifie Ulysse de « polytropon » - πολύτροπον - , homme aux nombreux détours, aux nombreux visages, capable aussi de s’adapter aux situations les plus diverses. Ainsi Ulysse est-il capable de fabriquer de ses mains l’embarcation qui le mènera de chez Calypso jusque chez les Phéaciens, d’imaginer et réaliser le pieu qui rendra le Cyclope aveugle, mais aussi de revêtir divers travestissements, d’inventer des « contes crétois ». Daniel Mendelsohn découvre que son père, comme lui, fut expert en contes.

 

Pour autant, il n’éprouve guère de sympathie pour Ulysse, fait de l’épopée une lecture sans préjugés, qui bouscule les interprétations de son fils, le met en difficulté – du moins celui-ci le croit-il – face à ses étudiants. Pour Jay Mendelsohn, Ulysse n’a rien d’un héros, il ne peut rien faire sans Athéna, revient seul après avoir perdu tous ses compagnons, « il ne tient pas ses troupes ». Il pleure à plusieurs reprises. Ses adultères le scandalisent.

 

Les rituels d’ensevelissement des morts jouent un rôle important dans le monde antique et dans l’Odyssée. Et la crainte plane qu’Ulysse ne soit mort en mer et n’ait pas été enterré. Le terme employé par les anciens Grecs pour désigner un tombeau est le mot sêma - σήμα – qui signifie aussi « signe ». C’est le même terme qu’utilisent Pénélope affirmant qu’elle reconnaîtra Ulysse à des signes qu’eux seuls peuvent connaître, puis Ulysse pour désigner le secret de leur lit nuptial. Dans les deux cas, le sêma est la matérialisation d’une histoire, la rame sur le tombeau d’Elpénor et d’Ulysse, le lit.

« Nous avons tous besoin de récits pour donner du sens au monde », écrit Daniel Mendelsohn. Ainsi son livre est-il le tombeau de Jay Mendelsohn, un sêma.

 

Daniel Mendelsohn, Une Odyssée – un père, un fils, une épopée

Traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Clotilde Meyer et Isabelle B. Taudière

Flammarion, 426 p. Août 2017

 

A suivre …

 

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