Goliarda Sapienza, L’art de la joie

« Je suis née le 1er janvier 1900. C’est ce que m’a dit l’économe du couvent. Elle disait qu’avec moi c’était facile de faire le compte. »

 

 

Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n’y a pas d’arbres ni de maisons autour, il n’y a que la sueur due à l’effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu’il est : ça ne me convient pas de faire des suppositions ou d’inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer. 

 

[…]

 

- Tu dors, Modesta ?

- Non.

- Tu penses ?

- Oui.

- Raconte, Modesta, raconte. 

 

Elle l’a fait. La petite fille pauvre qui vécut ses premières années entre une mère mutique, cloîtrée dans sa maison et sa sœur trisomique, est devenue conteuse. Car elle s’est prise de passion pour les mots, dès qu’elle les a rencontrés, dans les livres du couvent, dans les paroles des religieuses.

Mais après, la voix de mère Leonora, reprenant sa douceur de toujours, se remettrait à prononcer de belles paroles, comme infini, azur, suave, céleste, magnolias… Qu’ils étaient beaux les noms des fleurs : géraniums, hortensias, jasmin, quelles sonorités merveilleuses ! Et maintenant qu’elle lui écrivait les mots là sur la blancheur du papier, noir sur blanc, elle ne les perdrait plus, elle ne les oublierait plus. Ils étaient à elle, rien qu’à elle. Elle les avait volés, volés à tous ces livres par la bouche de mère Leonora.

Son récit se déploie, mu par la puissance poétique qu’elle possédait sans le savoir, par sa mémoire des faits, des lieux, des paroles, des êtres. Il embrasse 60 ans de la vie d’une femme, d’une Sicilienne, deux guerres mondiales, la montée du fascisme en Italie, les désillusions de l’après-guerre. Même si, parfois, elle partit visiter d’autres lieux, sa quête incessante de la joie resta ancrée dans les terres de Catane, entre mer, campagne et montagne. Dans son récit, les personnages pullulent. Tous sont importants même si dans son cœur dominent Beatrice, la jeune princesse, Carmine, Carlo l’homme du nord éclairé qui apporte un souffle de jeunesse et de révolution avant d’être assassiné par les fascistes, puis ses enfants de sang ou de cœur.

 

- Comme vous êtes forte, Modesta ! Vous m’étonnez toujours.

- On voit que je suis née pour étonner, c’est un refrain qui me poursuit depuis que je suis au monde. Ne vous étonnez pas, je vous en prie, et allumez la lumière.

 

Des années d’enfance, il reste des sensations, la découverte fortuite du plaisir, la compagnie de Tuzzu, le jeune garçon taiseux et affectueux qu’elle peut questionner, sur la mer, sur son corps. Un jour tout explose dans un incendie de sang, de douleur quand l’homme qui dit être son père fait entrer en elle « quelque chose de dur qui coupait. Il devait avoir pris le couteau de cuisine et il voulait la dépecer comme à Pâques maman dépeçait l’agneau avec l’aide de Tuzzu. Elle entrait la lame entre les cuisses tremblantes de l’agneau – la grande main plongeait dans le sang pour diviser, séparer – et elle, Modesta, elle allait rester là sur les planches du lit, en morceaux. »

L’homme s’est enfui, Tuzzu et son père arrachent Modesta de la maison en flammes où périrent la mère et la sœur enfermées dans les cabinets, la confient aux religieuses compatissantes du couvent voisin.

 

Elle a tout à apprendre, tout à comprendre, ressentir, découvrir.

« Je suis pauvre, n’est-ce pas Mimmo ? Pauvre, et je dois me rendre forte en lisant et en étudiant, en cherchant en moi et chez les autres la clef pour ne pas succomber. Il y en avait eu tant qui, nés pauvres, s’étaient sauvés par l’intelligence et la force que donne le savoir… Là, devant moi, en rang dans l’immense bibliothèque, ils montraient leurs noms brillant au dos brun et or de tous ces volumes. »

Leonora, la mère supérieure du couvent, princesse sicilienne à la voix suave et dansante si attirante, lui donne accès à cet univers de livres, de musique, la conduit en haut de la tourelle où elle lui montre les étoiles, et « Sirius, resplendissant : l’étoile la plus brillante du firmament. » Mais avec elle, elle apprend aussi qu’il faut savoir simuler, face aux puissants feindre la docilité, la piété, le chagrin, que la franchise provoque la disgrâce. Elle se souviendra de la leçon auprès de la princesse Gaïa, la mère de Leonora, qui règne en maîtresse sur le domaine du Carmel, lui apprend la gestion et fait d’elle « la patronne ». Mimmo, le jardinier du couvent, désolé de devoir planter des géraniums et des hortensias dans la maigre terre du jardin, le premier a vu en Modesta une « princesse », « Princesse par caprice de la nature qui parfois s’amuse à donner des jambes tordues à une princesse de sang et une démarche élancée et royale à qui n’a ni fortune ni titre. Eh, petite Princesse, cela me fait mal au cœur de penser que cette carnation de lys est destinée à se flétrir entre quatre murs. Hier soir, au crépuscule, que je tombe raide si je ne dis pas la vérité, vous aviez l’air d’une rose pâle dorée par le soleil. » Elle ne doit pas céder aux religieuses qui « n’attendent rien d’autre, même si elles ne le savent pas, que de te voir te courber au point de te retrouver six pieds sous terre ». Il est l’homme capital, celui qui le premier lui apprend qu’elle n’est pas seule à douter de l’existence de Dieu, « découverte […] qui m’avait propagé un incendie dans le sang tel que j’avais été obligée des serrer les lèvres pour ne pas crier de joie. » Son affection désintéressée diffuse en elle, pour toujours, la force des chênes avec lesquels il se confond dans sa veste de velours marron.

 

Cette force, il la lui faut, dans ses jeunes années, pour se libérer de la malédiction de ses origines et de l’infamie du viol qui la condamne au couvent ou à épouser un valet de ferme, qui, peut-être voudra bien d’elle. Elle retourne contre ses auteurs la violence qui s’exerce sur elle, privée d’affection par sa mère, endoctrinée par Leonora, tyrannisée par Gaïa dans la maison qui l’a recueillie à son départ du couvent. Les seins comprimés par les bandes que les religieuses lui imposaient s’épanouissent sous les caresses, son enfant Eriprando cesse de pleurer quand elle le libère des langes, « bandes étroites et dures pour faire grandir droits et forts. Bandes rigides pour éduquer, corriger, ou ankyloser le corps et l’esprit ? » Modesta libère son esprit de l’emprise religieuse, des règles, de la dictature du péché. Dans la grande demeure aristocratique vit cloîtré dans sa chambre un être que sa grand-mère appelle « la chose », un Prince trisomique. À son contact, Ippolito progresse. Elle a 17 ans et choisit d’épouser Ippolito qui l’aime, lui laissera sa liberté, fera d’elle une princesse.

 

Tuzzu et Modesta enfant :

- Je voulais te demander ce que c’est que la mer.

- Et allez avec cette mer ! Entêtée que tu es ! Cent fois je te l’ai expliqué, cent fois ! La mer est une étendue d’eau profonde comme l’eau du puits qui se trouve entre notre ferme et cette masure qu’est votre maison.

- Sauf qu’elle est bleue, et qu’on a beau tourner les yeux dans tous les sens, on ne peut pas voir où elle finit. Mais qu’est-ce que tu veux comprendre ! Tu es sotte et même si tu n’étais pas sotte, les femmes, comme dit mon père, depuis que le monde est monde ne comprennent rien à rien.

- Pas du tout, je comprends, moi : une eau profonde comme celle du puits mais bleue.

Modesta n’est pas une militante de la cause féminine, mais tout au long de sa vie, elle impose à tous l’image d’une femme sicilienne et libre. Comment admettre que les révolutionnaires restent des mâles dominants et rétrogrades, que les Soviétiques, « au bout de quelques années seulement [aient] oublié l’amour libre et [soient] revenus au mariage ? Comment comprendre que Béatrice soit si déçue que son premier enfant soit une fille ?

     Je ne veux pas la haïr, mais ce « menteuse » qui depuis des jours et des jours me poursuit, me contraint à repartir dans le passé, à exhumer de nouveau, douloureusement, toutes les phrases de mère Leonora, de Gaia, de ma mère, phrases que j’avais préféré ensevelir avec leurs corps morts. Mais on n’ensevelit personne tant qu’on n’a pas compris jusqu’au bout ce que ces personnes disaient. Et que disaient-elle ? La femme est ennemie de la femme comme l’homme, et autant que lui.

Alors, les enfants qui l’entourent, filles et garçons, reçoivent la même instruction, jouent aux mêmes jeux s’ils le souhaitent, apprennent à débattre, connaissent d’autres milieux que le leur, sont un contrepoint joyeux et libre aux adultes encore engoncés dans leurs préjugés. Bambù, la fille de Béatrice, refuse d’épouser l’homme qu’elle aime et de devenir une des « ces légales ».

 

Libérée de l’autorité de Gaia, elle décide d’emmener toute la maisonnée à Catane, enthousiaste à l’idée de vivre en ville, de voir enfin « la mer de Tuzzu », d’aller au cinéma, au café, se promener dans les rues à sa guise.

     Mais les promesses de liberté que les vagues et le vent s’en allaient répétant, se brisaient le long des murs des édifices fleuris de roses et de pampres de lave coupante. Il n’y avait pas de liberté dans ces rues, ces ruelles, ces places ambigües, débordant des seuls hommes avec des canotiers et des cannes arrogantes, épiés par des ombres féminines cachées derrière les rideaux des fenêtres ou dans l’obscurité des pauvres rez-de-chaussée à la porte toujours entrouverte.

Pourtant, il y aurait eu tant de choses à observer, à apprendre, dans les rues populaires de la ville, que cette société corsetée interdit à une femme de son rang. La gestion du domaine, la comptabilité qui lui incombe sont si pesantes qu’elle décide de tout vendre à l’exception de la villa du bord de mer, la villa Suravita.

Une nouvelle ère commence. Mais la liberté reste toujours à conquérir. Quand l’âge mûr arrive, quand la vieillesse approche, il faut parfois se rebeller contre son enfant qui prétend décider du cours de votre vie.

 

La joie que le corps peut procurer, Modesta la découvre dès son enfance, et la raconte sans tabou. Des cris, une voix suave de religieuse, la langue de Tuzzu, le corps de Béatrice la jeune princesse du Carmel, Carmine le « vieil » intendant du domaine, Carlo, Joyce, Mattia, le désir surgit à l’improviste. Les êtres parfois déçoivent, comme Joyce, l’étrangère réfugiée politique, qui vit son homosexualité comme une malédiction, qui serait opposée à la normalité, aux lois de la nature. L’hypocrisie de la mère Leonora fait enrager Modesta. Le plaisir donné et reçu, rien ne doit l’entraver.

Les amours de Modesta, tous différentes, parfois douloureuses, tragiques, se transforment. Le désir peut disparaître, l’amour se transformer en haine, en amitié plus forte que tout ; des vivants viennent combler, un temps, le vide laissé par les morts.

 

     Tu me semblais une gamine de rien du tout, du haut de mes années et de mon expérience. Et embarrassé par mes fils qui m’étaient revenus – Carmine n’a pas honte de l’avouer – je t’ai laissée sans hésitation. Mais au bout d’une semaine, je te cherchais dans la nuit, et le jour je te voyais dans les champs. Et allez, à me cogner la tête contre les murs, à courir chez les vellute qui te font jouir pour de l’argent. Mais pour jouir un peu, je répétais ton nom dans mon esprit. Et comme ça maintenant tu le sais.

[…]

Dors tranquille parce que Carmine, comme il te l’avait promis, n’a rien laissé en toi, en te faisant jouir.

     Quand c’est l’aube Carmine s’en va… Dans le sommeil je le vois s’éloigner comme une ombre. Comment faisait-il pour apparaître et disparaître et être toujours présent ?

-C’est que tu m’as dans le cœur, Modesta ! c’est pareil pour moi aussi. Je m’en vais, et je te porte là avec moi.

 

Eriprando, Jacopo, N’toni, Ida, Crispina, Carluzzù, les enfants naissent, qui ne savent pas toujours qui les a engendrés, dont les parents meurent. Mais l’amour de Modesta, d’autres adultes, jamais ne leur fait défaut, ni l’instruction, l’amitié, les jeux, le goût du débat.

Ainsi sont-ils armés pour affronter les temps obscurs du XXème siècle, quand la peste noire du fascisme s’empare de la Sicile.

Soupçonnée d’espionnage, Modesta est emprisonnée dans la même cellule que Nina, fille du peuple et communiste. Elle connaît la prison, sait comment survivre en ménageant ses forces, en exerçant son corps. Elles parlent, elles rêvent, elles rient, débattent. La présence de Nina irradie la fin du roman d’une joie contagieuse, parfois « foudroyante » quand un enfant attendu revient vivant de la guerre. Elle donne la force de ne pas se laisser corrompre, de refuser les combats démagogiques, de ne pas devenir une machine politique, de rester libre de parler.

 

- Oh, Nina, tu me rends la gaieté ! Tu sais ce que je ferais, moi, si j’étais au gouvernement ?

- Qu’est-ce que tu ferais ?

- Je donnerais un traitement aux gens qui ont comme toi le talent de mettre en joie.

 

Goliarda Sapienza, L’art de la joie

Traduit de l’italien par Nathalie Castagné

Le Tripode 2016. Poche. 798 p.

Ecrit entre 1967 et 1976, publié en 1998, à compte d’auteur par son mari Angelo Pellegrino, deux ans après la mort de l’écrivaine, le roman passe inaperçu en Italie, ne rencontre le succès qu’à partir de 2005 et de la traduction en allemand et en français.

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