Camille Kouchner, La familia grande

Le livre de Camille Kouchner a fait grand bruit à sa sortie. Révéler qu’un homme très bien introduit dans les milieux politiques et universitaires, un « grand constitutionnaliste » a abusé sexuellement de son beau-fils adolescent pendant plusieurs années ne pouvait pas passer inaperçu, d’autant plus quand l’auteure est fille d’un ancien ministre, figure éminente de l’action humanitaire et d’une universitaire réputée et nièce d’une actrice bien aimée des Français, dont la mort mystérieuse et prématurée pourrait bien être liée à ces faits dont elle avait eu connaissance. De littérature, il n’était pas beaucoup question dans tous les commentaires. Et les étals de librairie débordent de récits d’enfance, de jeunesse, détruits par la violence des adultes. Fallait-il s’intéresser à celui-là parce les noms des protagonistes sont connus de tous ?

Ce récit pourtant, maîtrisé, contenu, succession de phrases courtes, urgentes, de pleins et de vides, de dates et d’oublis, ne laisse pas le lecteur indemne, et touche autant par sa forme que par l’image qu’il peint de la vie d’une famille qui avait tout pour rendre heureux. Certes, le père est absent, peu attentionné, mais les souvenirs d’enfance irradient de la présence d’une mère soucieuse de donner à ses enfants les armes pour décider de la conduite de leur vie, pionnière de la libération sexuelle, « une des premières femmes agrégées de sciences politiques et de droit public » ; de la présence attentionnée et aimante de la tante. L’harmonie règne entre les membres de la fratrie, elle, le frère aîné, le frère jumeau, plus tard les deux enfants adoptés. Le nouveau compagnon de sa mère, intellectuel brillant, « mélange de Michel Berger et d’Eddy Mitchell », est un beau-père aimant.

Chaque été, il accueille à bras ouverts sa nouvelle famille et beaucoup d’amis choisis, « la familia grande ». C’était « ma respiration », « tous les étés des parents hilares et des enfants fous de liberté ». On joue, on vénère la culture et les mots.

 

Mais ce bel édifice est bâti sur du sable et bascule quand la grand-maternelle de la narratrice se suicide. « Le jour où j’ai perdu ma grand-mère, j’ai perdu ma mère, à jamais. »

Son frère raconte à la narratrice ce que son beau-père lui demande de faire. « "C’est mal tu crois ? " Ben non, je ne crois pas. Puisque c’est lui, c’est forcément rien. Il nous apprend, c’est tout. On n’est pas des coincés ! »

 

La chronologie du récit est précise. Naissances, rencontres, décès, tout est daté. Mais dans la mémoire du frère et de la sœur se creuse un trou béant, l’inceste n’a ni début ni fin.

Le beau-père bien aimé se transforme en hydre dont les têtes se démultiplient, imposant le silence, la culpabilité, la douleur, la solitude. La liberté dont les enfants jouissaient, que les adultes leur accordaient, leur vantait, n’était qu’un leurre. Tout était faux-semblant.

Et puisque le dévoilement du secret fut recouvert d’une lourde chappe de silence, puisque la justice ne pouvait plus rien contre « le monstre », pour se libérer de l’emprise, quel autre recours restait-il que l’écriture, une écriture courageuse, maîtrisée et puissante.

Camille Kouchner, La familia grande

Seuil, janvier 2021. 204 p.

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