Peter Handke, La Voleuse de fruits ou Aller simple à l’intérieur du pays

Hugo Frederick, La petite glaneuse, 1886

Tout commence par une piqûre d’abeille

 

    Cette histoire a commencé par une de ces journées de mi-été où en marchant pieds nus dans l’herbe pour la première fois de l’année on est piqué par une abeille. C’est toujours du moins ce qui m’est arrivé. Maintenant, je sais que ces jours de la première et souvent unique piqûre d’abeille coïncident avec le moment où s’ouvrent, tout près du sol, les fleurs blanches des trèfles parmi lesquelles, à demi-cachées, volettent les abeilles.

    C’était une journée du début du mois d’août ensoleillée mais pas trop chaude…

 

C’est ainsi que tout commence, par une piqûre d’abeille qui met en route le narrateur et le récit. Elle est le signe qu’il attendait pour rassembler quelques vêtements, des chaussettes dépareillées, sans hâte, faire le tour des arbres fruitiers qu’il a plantés.

    Devant le poirier qui poussait de travers, je comptai par habitude les quelques noix dans l’inextirpable espoir de découvrir enfin, outre les quatre noix déjà aperçues entre les feuilles, une cinquième qui serait restée cachée jusque-là. Rien à faire. Je ne trouvais même plus la quatrième. Au moins le petit poirier, malgré son feuillage clairsemé et déjà rabougri, arborait fièrement ses six poires – elles semblaient même avoir nettement grossi durant la nuit pour prendre la forme des poires que l’on voit dans le commerce, alors que le cognassier, dunja, l’arbre qui avait eu le plus de fruits l’année précédente, n’en portait aucun entre ses feuilles tachées de rouille.

Dans son sac – « héritage du frère de ma mère enterré dans la toundra » dont « la croix gammée avait été remplacée par une broderie confuse mêlant beaucoup de couleurs » –, il n’emporte ni carte, ni livre, et il se met en route après avoir empoché « les clefs de la maison de campagne, bien plus lourdes que celles de la maison de banlieue. »

Tandis qu’il chemine dans les rues désertées, prend le train, le métro, à nouveau le train, peu à peu celle qu’il voulait rencontrer, la Voleuse de fruits, commence à exister. C’est d’abord une voix, un geste, une silhouette endormie dans le train, un passé, une mère, une femme qui marche et glane en chemin, « une jeune femme, ni petite ni grande, ni grosse ni mince, ni blanche ni noire – sur ce point, un peu des deux. »

Le temps est alors venu pour le narrateur de s’effacer et de laisser toute la place à l’histoire de celle qu’on appelle la voleuse de fruits, ou Alexia, même si ce n’est pas son nom.

 

Aller simple à l’intérieur du pays

 

« Au moment où se passe son histoire, la voleuse de fruits venait juste de rentrer d’un voyage de plusieurs mois. Elle n’était guère restée plus d’un jour et une nuit dans son quartier à Paris près de la porte d’Orléans, et déjà elle s’était remise en route … Certes, elle vivait désormais dans un grand appartement qui était aussi son bureau ou son atelier. Mais régulièrement elle partait pour de lointains voyages plus ou moins planifiés, sachant où elle allait et surtout, ensuite, où elle était, et comment ! : personne n’avait comme elle ce sens des lieux – un véritable esprit des lieux. »

À peine arrivée du Grand Nord russe, elle repart, poussée par le désir de retrouver sa mère disparue, et sûre qu’elle se trouve en Picardie. « Le nom sonnait bien à ses oreilles à la différence par exemple de "Normandie", "Côte d’Azur", "Alsace", "Bretagne". "Picardie" : sans qu’elle pensât à quelque chevalier ou château fort, ce nom avait, surtout quand elle le répétait à voix haute, quelque chose de "chevaleresque*".

Vexin français, Vexin Picard, Cergy, Pontoise, Courdimanche, Chars, Chaumont, le trajet se transforme en voyage, les découvertes y sont innombrables, certains noms font rêver, certains lieux vous retiennent, d’autres vous donnent envie de fuir.

 

    Vu de l’endroit où ils étaient : vers la métropole, la ville nouvelle, les prairies alluviales, la petite ville en bordure de l’Île-de-France, la jungle de la source qui formait la bande frontalière, aussi loin que portait le regard, rien que la campagne – la Picardie. Et bien que cette campagne apparaisse vide au premier abord jusqu’aux plus lointains horizons, et que le chemin, se poursuivant en méandres à peine perceptibles à travers des champs qui ne formaient plus qu’un seul et immense champ, ne semblait plus conduire à rien de particulier – ni ferme ni village, et encore moins à un château –, l’espace aérien au-dessus du plateau du « Vexin » bourdonnait de noms. Là, la butte à l’ouest : La Molière, les villages de « Serans » et « Hadancourt-le-Haut-Clocher » invisibles à ses pieds. À droite, dans le sens des aiguilles d’une montre, la séparation en deux directions de la grande route, l’actuelle Route du Blues, comme depuis le Moyen Âge : une partie allant vers la mer, vers Dieppe, l’autre vers l’intérieur du pays, vers « Chaumont-en-Vexin ». Et la suite des noms de lieux, vers le nord, l’est et le sud, en cercle tout autour du plateau : là, tous ces villages et ces hameaux invisibles, « Liancourt-Saint-Pierre », « Lavilletertre », « Monneville », « Marquemont » et puis, fermant le cercle, l’autre alignement de collines au sud, le plus haut et le plus long du pays ici, les « Buttes de Rosne », à leurs pieds les villages et les hameaux de « Neuville-Bosc », « Tumbrel », « Chavençon », « Le Heaulme », et dans les monts de « Rosne », la source d’une autre petite rivière du « Vexin » appelée « la Troesne » ; et pour honorer aussi les nombreux ruisseaux : « le Sausseron », « le Réveillon », « la Couleuvre ». Des noms et des noms, qui se mettaient à vibrer devant eux dans ce vaste pays, qui le rythmaient et eux deux avec.

 

Certes, pour arriver sans trop de délai dans le Vexin picard, la voleuse de fruits doit, comme le narrateur, prendre un Transilien – « Et elle, fraîchement revenue d’Extrême-Orient, lut à la place : Transsibérien –, un bus pour aller jusqu’à Cergy, parfois elle emprunte une chaussée, une départementale. Mais « marcher tout droit ainsi sur un chemin de sable et de cailloux n’étais pas dans l’esprit de l’expédition », au contraire de ce sentier qui descend dans le ravin où peut-être naît la Viosne dans de « sauvages enchevêtrements » ; ou du chemin ensoleillé sinuant dans un paysage où presque tout a un nom.

La voyageuse marche d’un bon pas, le sac sur le dos, puisant sa force dans le sol ; elle s’arrête, en quête des traces du passé comme ce gobelet couleur argent qui oscille sur les berges de l’Oise juste avant le confluent ; elle avance aussi en spirales, « comme suivant l’exemple, dans les hauteurs, des milans qui, se croisant dans le ciel, en même temps avançaient. » Elle marche à reculons pour retarder le plus qu’il est possible le moment de quitter les lieux.

 

Elle avait encore du temps, beaucoup de temps

 

Dans cette exploration minutieuse des lieux, le temps se dilate, trois jours à peine s’écoulent depuis la mise en route, qui semblent une éternité de découvertes et de rencontres.

« Elle avait encore du temps, beaucoup de temps, et elle différait son arrivée, comme dans l’histoire de l’Ancien Testament, mais à la différence que ce n’était pas pour gagner une bataille. »

La voleuse de fruits s’arrête ici et là, plus ou moins longtemps, puis elle repart, libre et légère. « " Il est temps" : c’est toujours ce qu’elle se disait, mot pour mot, quand, enfin, la décision devenait possible. »

Le temps fait des spirales, les souvenirs affluent, ceux de l’enfance du narrateur et de la voleuse de fruits. Les détours de la mémoire se joignent à ceux du chemin.

L’Histoire aussi s’invite dans cette exploration. Ainsi cet homme surgi d’un champ de maïs, les bras chargés d’ossements, un enfant de la guerre dont le père disparu hante les rêves et qui cherche ses traces, soixante-dix ans plus tard.

Sur une maison en ruine à la sortie de Chars, on voit « des traces presque effacées des décennies précédentes. C’était quand la guerre du Vietnam ? Il y a bientôt cinquante ans, n’est-ce pas ? Ici sur ces murs, d’une écriture bien lisible, l’Amérique lâchait encore des bombes au napalm sur ce pays étranger et elle continuait à être sommée de faire la paix et de laisser le reste du monde tranquille. Les impacts à un autre endroit du mur provenaient d’une autre guerre, encore trois décennies en arrière, d’une bataille qui avait eu lieu ici, dans cet endroit, la dernière jusqu’à maintenant dans cette partie de l’Europe, sans qu’il fût possible de savoir qui avait tiré sur qui, impossible de distinguer une croix gammée ni une autre croix parmi toutes les inscriptions, encore moins des restes de « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », comme Alexia n’avait pas manqué d’en voir durant ses voyages à l’Est. »

 

Est-ce vrai qu’à l’Histoire, celle avec un grand H, ne peut échapper aucune petite histoire, avec un petit h ? […] Est-ce ainsi ? Était-ce ainsi ? En sera-t-il éternellement ainsi ? Ou pas ?

 

Le narrateur cherche la voleuse de fruits, la voleuse cherche sa mère et son frère – quinze en plus tôt c’est la mère qui était en quête de sa fille disparue – et défile sur leur chemin toute une foule bigarrée d’humains riches de quantités d’histoires.

 

Certes, ils sont rares dans « la baie de Personne » où l’immense majorité appartient à la catégorie des « inatteignables ».

Une majorité ou une multitude impossible à chiffrer en pourcentage ne peut ou n’a jamais pu être atteinte par rien ni personne. Rien ne l’étonne. Rien ne lui fait dresser l’oreille. Ni lueur, ni reflet de quoi que ce soit ne la touche. Les inatteignables n’ont d’yeux et d’oreilles pour rien sur la terre – pour rien de ce qu’on appelait autrefois la « terre mère », qu’il s’agisse de la nature ou du monde des hommes. La masse des inatteignables, de mes inatteignables, est une masse sans écho. Même si la légendaire sonorité des sphères célestes et terrestres à jamais disparues revenait et se mettait à résonner à leurs oreilles par le haut et par le bas depuis les profondeurs de la terre, rien ne trouverait en eux un espace pour l’écho, même sourd, comme dans un petit coin.

 

Mais pour le narrateur, pour Alexia la voleuse de fruits, qui savent regarder, écouter, se laisser porter par le hasard, sont constamment « atteints », les humains sont des êtres en constante métamorphose, telle la jeune caissière du supermarché, tel le banquier adossé contre la souche d’un arbre, des êtres surprenants, loufoques, émouvants, chaleureux : l’homme qui cherche son chat disparu, l’institutrice plus très jeune, timide, qui veut imaginer et écrire l’histoire d’un crime inouï, la factrice, l’aubergiste si heureux d’accueillir des hôtes, dans la « maison du mort » la femme, qui offre aussi un gîte pour la nuit, le patron de café kurde ...

 

Alexia la voleuse de fruits : « Comme ils sont confiants tous ces inconnus que je rencontre depuis les trois jours que je suis en chemin ! Comme chacun se confie à moi sur-le-champ et dispose de moi comme si j’étais la disponibilité en personne et rien d’autre que cela. Aucun qui veuille en savoir davantage sur moi. Aucun qui me pose une question sur moi – comment je vis, d’où je viens, pourquoi je vagabonde dans la région avec ce lourd poids sur le dos. »

Dans la foule des livreurs de pizza et de sushis égarés dans la ville nouvelle, Cergy, l’un d’eux pourtant s’arrête et la questionne sur l’état du monde, la fixe de son regard « si urgent et si franc en même temps ». Tel un ange gardien désespéré, il la suit de loin, puis s’approche à nouveau et l’accompagne jusqu’au lendemain matin.

 

 

La glaneuse

 

Sur son chemin, elle rencontre aussi un coq de combat, un chien qui veut la suivre et qu’elle renvoie chez lui, le chat blessé qu’elle rend à son maître, un corbeau, un faisan. Immergée dans l’eau de la Viosne, elle observe.

 

Indépendamment de l’intensité lumineuse différente du vert de la mousse, elle remarquait que les êtres vivants dans les prairies – il ne s’en montra d’abord que peu, et toujours des petits –, à la différence du dehors (« en plein air », se disait-elle, « dans le monde extérieur »), où ils se présentaient en général par deux, à plusieurs, par essaims entiers, apparaissaient ici, mis à part les essaims de moustiques, un par un : là, le papillon, là-bas le rouge-gorge, là, la libellule, là-bas, le lucane cerf-volant. Même l’araignée d’eau sur le bras mort semblait isolée, elle restait d’ailleurs là au lieu de filer, comme elle si attendait. À la fin, elle aperçut encore – être vivant, lui aussi – entre les aulnes un pommier sauvage tout seul, luisant de son feuillage vert de l’autre côté du delta de la rivière sur le fond noir des aulnes, grâce au « planétarium » formé par les milliers de boules jaunes des fruits dans le feuillage clairsemé, si bien que la nageuse sentit aussitôt sur son palais le goût amer et aigre de ces pommes ; pas besoin d’aller y goûter ; bien que : sentir l’amertume la plus amère ne faisait-il pas partie d’une journée comme celle-ci ?

 

Humains, animaux, végétaux, sons, étoiles, ainsi glane-t-elle, comme elle « vole » des fruits sur des arbres isolés, partout et en toute saison, hume leur parfum si particulier, en caresse la rondeur, depuis toujours, parfois les mange, les offre ou les garde en souvenir.

 

 

Marcher, glaner, écrire

 

La première fois, ce fut la première nuit, dans la « maison du mort ». Fermant les yeux, elle vit défiler une « caravane d’écriture ». Et cela recommença le lendemain, dans la toute petite chambre de l’Auberge de Dieppe. « Les yeux fermés, elle regardait à nouveau l’écriture s’étirer et défiler derrière ses paupières, toujours une écriture manuscrite, régulière, et en même temps illisible, avec juste quelques lettres qui, par moments, clignotaient. »

Ainsi la marche se poursuit-elle dans l’écriture, et l’écriture suit le rythme, les détours de la marche tout au long de ce récit vagabond, empli d’images et d’histoires, guidé par une jeune femme libre et lumineuse, luttant contre la violence, en quête d’harmonie avec sa famille, avec la nature et le monde.

 

 

Peter Handke, La Voleuse de fruits ou Aller simple à l’intérieur du pays

 

Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, relu par l’auteur

Gallimard 2020. 390 p.

 

Peter Handke, écrivain de langue allemande né en Autriche en 1942, prix Nobel de littérature en 2019, vit actuellement dans la proche banlieue parisienne.

 

image de couverture : Agnès Varda, Les glaneurs et la glaneuses, 2000

https://www.franceculture.fr/personne-peter-handke.html

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