Mathias Enard, Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs - Extraits

I LA PENSÉE SAUVAGE

J’ai résolu d’appeler cet endroit la Pensée Sauvage, bien sûr.

    Je suis arrivé il y a deux heures. Je ne sais pas encore vraiment ce que je vais consigner dans ce journal, mais bon, des impressions et des notes qui constitueront un matériau important pour ma thèse. Mon carnet d’ethnographe. Mon journal de terrain. J’ai pris un taxi depuis la gare de Niort (direction : nord-nord-ouest, quinze kilomètres, une fortune). À droite de la départementale paysage de plaine, champs interminables, sans haies, pas très gais dans le soir qui tombe. À gauche on longeait l’ombre noire des marais, ou du moins c’est ce qu’il m’a semblé. Le chauffeur a eu un mal fou à trouver l’adresse, même avec le GPS. (Coordonnées de la Pensée sauvage : 46°25’25,4’’ nord 0°31’29,3’’ ouest.) Il a fini par entrer dans une cour de ferme, un chien s’est mis à aboyer, c’était là. La propriétaire (soixante ans, souriante) s’appelle Mathilde. J’ai pris possession des lieux. Ma maison (mon appartement ?) est en réalité la partie arrière du bâtiment principal, au rez-de-chaussée. Les fenêtres donnent sur le jardin et le potager. J’ai vue à droite sur l’église, à gauche sur le champ (j’ignore ce qui y pousse, de la luzerne ? J’ai souvent eu l’impression que tous les champs bas et verts étaient des champs de luzerne) et en face sur des rangs que je soupçonne être des radis ou des choux. […] Mon impression, quand madame Mathilde m’a dit, eh beh voilà, c’est chez vous, a été mitigée. À la fois heureux d’être sur le terrain et un peu angoissé. Je me suis précipité sur l’ordi pour vérifier si le wifi fonctionnait en prenant pour excuse mon article d’Études et perspectives.

 

19 décembre, suite

  

    Une heure du matin. Comme le dit Malinowski le Grand page 162 de son Journal d’ethnographe : résolu solennellement à rejeter toute tendance à la lubricité. Il faut croire que ce genre de résolutions est plus facile à prendre une fois l’orgasme atteint. Je jure que c’est la première et la dernière fois. Je suis terrassé par une puissante honte. Apparemment, Lara non. En y pensant bien, il n’y a rien de répréhensible. Les gens font ça tout le temps, paraît-il. Internet est à notre image, des Anges, des Démons. Une caméra. C’est moi qui lui ai demandé de déboutonner sa chemise. Je suis responsable du débordement. Un jeu, au départ. Un jeu faussement puéril, je savais où je voulais arriver, je l’avoue, j’avais ma pensée de derrière, comme disait Blaise Pascal. (L’italique est une invention magique pour souligner les termes importants.)

 

4 janvier

 

    Discuté avec Gary, ça m’a un peu remonté le moral. Décidément, j’aime beaucoup cet homme. On a parlé de ses activités en hiver, il m’a dit que jusqu’en mars tout était très tranquille. Amendement des sols, réparation du matériel… il m’a montré le fonctionnement de son nouveau tracteur à GPS, génial. Toutes ses parcelles sont mémorisées dans un ordinateur de bord. Il suffit de choisir la fonction (semis, labour, traitement, etc.), de le positionner dans la parcelle, et on n’a plus besoin de toucher au volant, ni aux pédales. Incroyable.

 

 

II L’ORTEIL DU PENDU

 

    Deux ans auparavant, au moment de la naissance du sanglier réceptacle de l’âme du père Largeau, au moment même où beuglait ce noble animal contre les roses mamelles de sa mère dans un trou entre deux racines, au creux moussu d’un chêne, après que le vieux prêtre eut trépassé sans agonie quelques minutes plus tôt, son cœur arrêté net, lorsque Mathilde découvrit le corps vidé de son âme, elle pleurait à chaudes larmes, elle se mit à genoux devant lui, elle lui prit la main, elle sut qu’il était mort, et elle pria.

 

[…]

 

Lynn avait peu de clients masculins ; les hommes (elle n’osait pas dire « par chance ») préféraient soit les coiffeurs des galeries marchandes soit les mains de leurs femmes, armées d’une tondeuse ou d’une paire de ciseaux, qui les ratiboisaient sans ménagements. Lynn aimait exercer à la campagne, elle aimait la route, les villages ; elle adorait croiser un chevreuil au détour d’un bois ou voir un lapin bondir dans un champ ; elle aimait surprendre, la nuit, un hérisson fouissant et apercevoir des ablettes dans la Sèvre à l’aube. Quand elle se promenait sur le halage, à deux pas de sa maison, à Niort, derrière l’ancienne peausserie, dans ce quartier de potagers et de moulins, entre deux îles, deux murs en moellons et deux saules pleureurs, là où la ville paraissait se délayer d’abord un peu dans la campagne avant de se dissoudre entièrement dans les eaux du Marais, elle jouissait du mouvement permanent de la nature, se sentait participer à l’illusion bruyante du monde : elle aimait cet endroit pour sa fragilité d’incertitude, ce bruissement d’indécision entre le beau et le commun …

 

[…]

 

    Lorsque David Mazon l’anthropologue prétentieux versa d’un air dégoûté une demi-bouteille d’eau de javel sur les annélides rouges qui colonisaient sa salle de bains, il ne sut pas qu’il renvoyait dans la Roue les âmes sinistres d’assassins que leurs exactions avaient poussées vers plusieurs générations de souffrance et de reptation aveugle dans l’humidité, côte à côte Marseil Sabourin, guillotiné en 1894, le petit Chaigneau, guillotiné en 1943, et leurs bourreaux, les illustres Deibler et Desfourneaux : détruits par la corrosion ils renaquirent presque immédiatement sous la même forme, ce qui provoquerait la surprise du jeune scientifique le lendemain matin, à nouveau ces pauvres êtres et leur chœur de gémissements silencieux ; ces meurtriers locaux avaient tué qui leur sœur, qui les gendarmes l’ayant surpris à braconner, et tous avançaient vers la pâle lumière en compagnie de leurs dénonciateurs, des exécuteurs de haute justice et du procureur responsable de leur condamnation, dans l’interminable douleur, car personne jusqu’ici n’avait eu de compassion pour ces vermisseaux, et surtout pas les deux chats que David avait adoptés et qui l’observaient avec une suffisance discrète verser le poison sur les vermicules.

 

 

III AND WE SHALL PLAY A GAME OF CARDS…

 

    Lorsque l’énergie vitale de Jérémie le pendu, arrière-grand père de Lucie, quitta son corps, après un très bref passage par le Bardo, un ensemble infini de séries causales le renvoya dans la vie plus de quatre cents ans auparavant, car il n’y a point de temps dans le Destin, où tout est lié, immense écheveau aux fils invisibles ; il cria en retrouvant l’air et la conscience, en l’an 1551, dans le froid vif de février, sans savoir qu’il venait de croiser l’âme de sa mère du moment, repartie aussitôt dans la Roue, morte en couches les cuisses en sang […] et l’arrière-grand père de Lucie hurla alors de nouveau dans le grand froid du monde et oublia bien vite la corde, la chute interminable et le claquement de cervicales qui avaient mis un terme à son existence antérieure quatre cents ans et une cinquantaine de lieues plus loin. On le lava, on l’appela Théodore, mais aussi Agrippa qui signifie « enfanté dans la douleur », afin que l’enfant n’oublie pas, sa vie durant, ce qu’il devait au meurtre de sa mère. […] Agrippa d’Aubigné donnera du travail aux fossoyeurs, il jouira de la guerre, il tuera avec plaisir – […] Agrippa aveuglé, trompé par la haine, poursuivra la guerre et l’œuvre de vengeance pour ce parti protestant qui n’aurait sans doute pas survécu s’il n’avait résisté les armes à la main ; d’Aubigné le plus grand poète du temps…

 

IV LE BANQUET ANNUEL DE LA CONFRÉRIE DES FOSSOYEURS

DERNIER RITUEL

BUVONS HEUREUX EN ATTENDANT LA MORT

 

    Donc le premier, Sèchepinte le Lorrain, fier schlitteur de sapin et grand maître de la Confrérie des fossoyeurs prononça dans le silence général ce simple mot, Mourir, solennel et univoque, et leva son étrange fiole à gnôle remplie d’esprit-de-vin avant de la vider d’un trait sans trembler et son voisin poursuivit, trépasser, et but à son tour, le suivant susurra succomber, et but, puis celui d’après décéder, celui à sa droite expirer, l’autre rendre l’âme, l’homme d’après ajouta rendre l’esprit, son voisin rendre le dernier souffle, tous vidaient leurs flacons en bon ordre, calancher, et périr, s’éteindre, un par un les fossoyeux disaient gravement un verbe ou une expression, trouver la mort, puis s’envoyaient un coup de goutte, caner, au suivant, claquer, toujours un de plus vers la droite – aucun profane n’avait jamais assisté à ce rituel secret, le plus profond de la Confrérie, clamser, puis crever, l’un après l’autre, partir, sans hésitation, solennellement, casser sa pipe, puis claboter, à Poiraudeau échut cronir, à Pouvreau y rester, à un autre s’éteindre, puis aller ad patres, et passer dans l’autre monde, et tout un chacun buvait quand venait son moment de prononcer un des quatre-vingt-dix-neuf noms de la Mort, passer de vie à trépas, faire le grand voyage ou descendre au tombeau, des plus simples, finir ses jours, avoir vécu, perdre la vie, quitter la vie, aux plus imagés, nager le ventre en l’air, ou galvaudés, exhaler le dernier soupir, tous les fossoyeurs en prononçaient un, et s’envoyaient leur breuvage, l’esprit-de-vin, fermer les paupières, s’endormir du dernier sommeil, se coucher dans les bras du Seigneur, paraître devant Dieu, et les argotiques, avaler sa chique, avaler son bulletin de naissance, boire le bouillon de onze heures, faire la cabriole, faire couic, déposer le bilan, ou même le rare dévisser son billard, le naturel éteindre sa lampe, le simple souffler sa bougie, l’optimiste faire sa valise, le réaliste lâcher la rampe, le militaire passer l’arme à gauche, le pratique ramasser ses outils, l’élégant mettre un costume en sapin, le courant se laisser glisser, le descriptif sortir les pieds devant, et chaque membre de la Très Noble Confrérie des fossoyeurs, dont les privilèges remontaient à la croisade et à la prise de Jérusalem par Saladin, s’envoyaient un petit verre en signe de consolation d’être ainsi contraints de porter tous les malheurs du monde et d’en avoir toute la tristesse sur les épaules, ils buvaient en prononçant tour à tour des noms de la mort, une des expressions qui signifie mourir, se retrouver entre quatre planches, souffler sa camoufle, et l’on continua, godet après godet, expression après expression, aller chez les taupes, nourrir les vers de terre, manger les pissenlits par la racine, engraisser les chrysanthèmes, tomber au champ d’honneur, et les noms des anges de la Mort, Azraël, Samaël, Thanatos, puis tous les vocables secrets, ceux qu’on ne peut écrire, ni même lire, sans que la Mort n’advienne, qu’Elle n’arrive en personne, et le vrai nom de la Mort, le centième, celui qu’aucune bouche humaine n’a jamais prononcé, car ces phonèmes sont le secret de l’humanité, notre secret, car nous sommes les seuls à mourir.

    Et on vida un dernier verre, histoire de.

 

LES FOSSOYEURS JAMAIS NE RENTRERONT BREDOUILLES :

ENTERRONS TOUS LES CORPS

ET ENFIN ENTERRONS LA MORT !

BAS-BEURRE DE BARATTE À COUILLES

 

 

CHANSON

 

L’exil est une sève épaisse qui vous coule sous les yeux, finit par envahir votre gorge, vos narines et vous étouffer. Pierre Baliveau avance entre les chênes rouges aux longues feuilles brillantes et découpées, les cèdres blancs, les prêles et les fusains, toujours surpris, malgré les mois de course, par la forêt de la Nouvelle-Angleterre, ses arbres innombrables, ses essences mystérieuses, sa faune démesurée. La liberté qu’on y trouve. Le Refuge. On est au début du mois de juin, le printemps est déjà très chaud. Les insectes vrombissent dans l’ombre, les gerris graciles marchent avec délicatesse sur le bassin de la source. L’air sent les fleurs et la mousse. Pierre pose son paquetage et s’assoit au bord de l’eau. Il retire son coutil ; la cicatrice est là, sur son ventre ; elle lui rappelle, comme chaque fois qu’il se déshabille, ce qui s’est produit un an auparavant, à des milliers de lieues d’ici, à l’arrivée des dragons dans son village de Mauzé – Pierre n’avait jamais eu peur de quiconque. L’édit de Fontainebleau révoquant l’édit de Nantes n’était pas encore promulgué ; rien n’indiquait qu’il fallait craindre ces atroces dragons que le Roy envoyait. Et pourtant. Des dizaines de milliers de protestants ont été convertis de force. D’autres dizaines de milliers se sont exilés. Des centaines sont morts.

    Pierre s’immerge nu dans l’eau glacée et limpide, effrayant les libellules et les cousins. Quel plaisir. La fraîcheur l’envahit à frissonner. Il se laisse couler, immobile – autour de lui, le bruyant silence de la forêt répond à l’écho infini des montagnes. La tête sous l’eau, il entend battre son cœur. Il souffle et regarde les bulles d’air. Il essaye de tenir le plus longtemps possible ; il joue à se noyer avant de remonter à la surface et d’inspirer à pleins poumons. Pierre nage quelques minutes, presque sur place, dans le lac minuscule – un puits, un lavoir naturel. Il imagine sans peine des animaux venir s’abreuver ici le soir – des orignacs, des lynx peut-être, des loups sûrement. Il y a trois mois qu’il parcourt le pays pour poser et relever des pièges, la plupart du temps seul. Les castors sont rebondis et leur fourrure huileuse, elle laisse une odeur de chèvre sur les mains.

    Pierre s’extirpe du trou d’eau et s’étend sous un chêne pour se sécher. Le Refuge. Il sait qu’il ne reverra jamais le Poitou maudit, ni même la France de la mort et de l’injustice. Adieu. Pierre se laisse caresser par ses souvenirs et la tiédeur de la brise. Un rossignol lance ses jolis trilles depuis le sommet d’un arbre. L’oiseau semble si gai, dans le soleil et le printemps. Cette gaîté parfaite rend soudain Pierre profondément triste. Il passe le doigt sur sa cicatrice. Il revoit sa femme, sa tendresse, sa beauté, sa sobriété de temple, ses longues mains qui cueillaient les roses pour les lui offrir.

    Elle aurait apprécié la solitude du Nouveau Monde, ces paysages neufs et démesurés que peuplent d’inquiétants sauvages, sans églises, sans villages, sans cimetières. Pierre ferme fort les yeux. Il les ferme si fort que deux larmes brèves s’échappent aux commissures des paupières.

    Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai.

 

Mathias Enard, Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs

Actes Sud 2020. 426 p.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Thème Magazine -  Hébergé par Overblog