Mathias Enard, Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs

Traducteur de l’arabe et du persan, grand connaisseur du Proche et du Moyen-Orient, Mathias Enard le voyageur érudit revient dans les terres qui l’ont vu naître, les boucles marécageuses de la Sèvre niortaise.

 

 

Journal de terrain

 

L’action commence un 11 décembre de notre temps. Le Parisien David Mazon a décidé de consacrer sa thèse d’anthropologie à l’étude des peuplades de La-Pierre-Saint-Christophe. Il s’installe

 

     J’ai résolu d’appeler cet endroit la Pensée Sauvage, bien sûr.

    Je suis arrivé il y a deux heures. Je ne sais pas encore vraiment ce que je vais consigner dans ce journal, mais bon, des impressions et des notes qui constitueront un matériau important pour ma thèse. Mon carnet d’ethnographe. Mon journal de terrain. J’ai pris un taxi depuis la gare de Niort (direction : nord-nord-ouest, quinze kilomètres, une fortune).

 

L’anthropologue en herbe observe, écoute, prend des rendez-vous pour des entretiens, élabore un plan de travail. Il affronte le froid, parcourt la campagne niortaise à mobylette, tente de s’accoutumer aux animaux qui s’invitent dans son logis mal chauffé. Mais c’est une autre faune qu’il est venu étudier, celle des habitants des campagnes.

 

14 décembre.

    Alors voilà, ça y est, je suis introduit dans le lieu de socialisation clé du bourg, le centre réel du village, le Café-Pêche chez Thomas. Effectivement, on y vend des cigarettes, des articles divers pour la pêche, des boîtes de conserve, du lait et autres liquides, quelques journaux et magazines. Thomas le patron a une soixantaine d’années et un embonpoint certain. […] J’ai eu toutes les peines du monde à refuser la tournée, fini par prendre un Orangina dont la pulpe était collée au fond de la bouteille et la capsule rouillée sur les bords, ce qui m’incite à penser qu’ici on ne boit pas beaucoup de boissons gazeuses à part des demis. […] Thomas le patron m’a dit, vous n’avez qu’à rester ici une semaine sans bouger et vous rencontrerez tout le village.

 

Un mois plus tard, il a fait la connaissance du maire et croque-mort, de Max artiste morbide et joyeux compagnon, de Lucie la maraîchère écologiste qui vit avec son grand-père et son cousin Arnaud dit le Benêt ; il a avancé sa thèse en plantant des choux et en buvant des blancs-cassis ; il s’est initié à la chasse avec Gary le mari de Mathilde et à la consommation de légumes ; il a beaucoup lu, notamment Rabelais et s’est acheté pour cent euros une vieille fourgonnette qui pue abominablement.

« Ça m’occupera. Parce que soyons franc : je n’ai pas touché à la thèse depuis dix jours. »

 

        Dans nos existences antérieures nous avons été terre, pierre, rosée, vent, eau, feu, mousse, arbre, insecte, poisson, tortue, oiseau et mammifère. Thitch Nath Hanh citant le Bouddha

 

Le sympathique et amusant journal de l’anthropologue s’interrompt brusquement sur ce constat.

Une autre voix prend le relais, remonte le temps, et soudain les mêmes lieux, les mêmes personnes acquièrent une tout autre dimension. Le présent dans lequel l’anthropologue reste englué retrouve ses liens avec le passé. Une multitude de destins, souvent tragiques, se succèdent, s’entremêlent en une chaîne interrompue d’êtres vivants, hommes et animaux, de personnages historiques et d’êtres de fiction.

 

S’il avait su écouter le grand-père de Lucie, David Mazon aurait pu raconter la terrible histoire de Louise et de Jérémie. Il reste à la surface, ne perçoit pas le lien intime qui unit les êtres et leur environnement, tout au contraire de Lucie, la jeune maraîchère.

 

    Lucie percevait intimement (sans jamais réussir à se l’exprimer) les mouvements de la Roue, qui porte les êtres de mort en naissance et de renaissance en mort, toujours dans la douleur, des mains sanglantes des accoucheuses jusqu’aux épaules des fossoyeurs aux longues figures, vers la terre ou le feu, sans avoir les moyens d’échapper au Destin, et elle rêvassait en répondant aux questions de David Mazon, tout comme l’ancêtre son grand-père…

 

Il n’a pas connu le père Largeau, mort deux ans avant son arrivée qui luttait contre désir pour Mathilde en s’épuisant dans de longues marches, en buvant, tandis que « Dieu restait muet et le laissait seul dans l’épreuve ». Il a croisé Jacqueline, la coiffeuse à domicile, sans percevoir sa bonté, ses capacités d’empathie, son extrême sensibilité à la beauté des lieux qu’elle parcourt en voiture.

Quant à Arnaud, « dit Nono dit le Benêt », David n’a vu de lui que sa mémoire prodigieuse des dates, du calendrier alors qu’il est la clé du récit, une sorte de double du narrateur, doté d’un savoir universel sur les êtres. « Arnaud, lisait dans autrui à livre ouvert », et était lui-même habité de toutes ses vies antérieures.

« Il suffisait à Arnaud de répéter, 14 octobre 732, bataille de Poitiers, pour entendre soudain les chevaux renâcler dans le fracas des cimeterres, les flèches siffler dans le ciel d’automne et les blessés hurler puis mourir, rougissant les pavés romains du sang des martyrs et se sentir expirer lui-même, dans le froid glaçant de la rivière, où une charge puis un trait maure l’avaient précipité… »

 

La coiffeuse, le narrateur, l’anthropologue, tous sont sensibles à la beauté des lieux. Le paysage a bien changé au cours des siècles. Dans l’antiquité s’étendait autour du village une immense forêt : « le Marais protégeait la forêt et la forêt protégeait le Marais. » César donna le premier coup de hache et, depuis l’antiquité, « la forêt disparaissait sans discontinuer. » Mais il est encore possible, comme le fait Lucie la maraîchère, de profiter du « pur bonheur de la nature ».

Les terres de cette paisible campagne niortaise, les pavés de ses villes sont imprégnés du sang des hommes, des femmes ; le sang des meurtriers et de leurs victimes, celui qui coula généreusement lors des guerres entre catholiques et protestants, celui des femmes violentées.

 

Le banquet annuel de la Confrérie des Fossoyeurs

 

« Mes bons fossoyeux et tristes besogneux, grand maître Sèchepine, trésorier Grosmollard, chambellan Bittebière, amis et confrères, nous voici une année de plus réunis pour célébrer deux jours durant, l’arrêt de notre triste métier, la pause que le Destin nous octroie depuis l’aube des temps, deux jours où nous ne porterons pas les corps en terre, où la Mort elle-même nous accorde de nous réjouir, pour oublier ce que nous savons tous, que nous finirons dans ses bras, la dernière amante, la même pour tous. […] C’est la Trêve ! Ô Mort, suspends ta faux ! Aie pitié de notre peine ! Que la Roue s’arrête de tourner ! »

C’est Martial Pouvreau, le maire de La Pierre-Saint-Christophe, qui prononce ces paroles rituelles et porte le premier toast. « Longue vie à la Mort, généreuse putain ! »

« Et maintenant, maintenant mes bons fossoyeux, mes creuseurs de tombes adorés, vivons, bas-beurre de baratte à couilles ! Mangeons et parlons ! Portons à nos bouches ces chairs mortes ! »

Rabelais et son Pantagruel sont de retour, mais aussi Platon, car dans ce banquet on débat, on parle avant d’avoir perdu sa lucidité dans les flots d’alcool. On parle de cimetières bio, de l’écologie au fond du cercueil ; de la féminisation de la profession – approuvée à une nette majorité ; des mérites comparés des épicuriens et des stoïciens repris par les Chrétiens. « Las, les convives étaient plus atomistes que thomistes. » « Ils préféraient, au moment du Banquet, la simplicité de Lucrèce, de Schopenhauer et de Grosmollard à la longue tradition subtile de pensée chrétienne de saint Thomas et Poiraudeau. »

De gargantuesques et réjouissantes énumérations de viandes, de pâtés, de fromages, de vins, d’alcools précèdent, ponctuent et poursuivent les discussions. On ne s’y bat pas pour des fouaces et du raisin comme dans Gargantua, mais avec des choux, chouquettes, religieuses au chocolat, éclairs à la chantilly.

Tout s’achève ensuite avec le Dernier Rituel, le plus secret, lors duquel chacun des convives prononce l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms de la Mort.

 

Chanson

 

De courts récits, denses, lyriques, chargés d’amour et de tragédie, interrompent le récit. « Aux marches du palais », « À la claire fontaine », « Jean Petit qui danse », « La légende de saint Nicolas », le lecteur y retrouve avec émotion ces chansons populaires de son enfance, dont les personnages sont emportés et broyés par la violence des hommes ou l’inconstance des sentiments.

 

Quand il reprend son journal, à la toute fin du livre, l’anthropologue a bien changé, et décide de s’installer dans ces lieux qui regorgent « de grands hommes oubliés », tel François Villon qui finit ses jours à Saint-Maixent comme Rabelais le raconte dans le Quart livre. (« Rabelais explique aussi comment maître François a réussi à se débarrasser d’un moine appelé Tappecoue, dans une histoire rocambolesque et très, très sanglante où sont mentionnés Niort et Saint-Liguaire. »)

 

    Lucie s’est assise sur le siège passager, malgré le tournevis sa vitre est descendue de dix centimètres quand elle a claqué la portière.

    J’ai adressé un petit signe à Gary, envoyé un baiser à Mathilde.

  • Allez, on n’a pas toute la vie, m’a dit Lucie.
  • Beh si, justement, j’ai répondu.

    J’ai mis le moteur en route, enclenché la première et on est partis sauver la planète.

 

Mathias Enard, Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs

Actes Sud 2020. 426 p.

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