Fabian Scheidler, La fin de la mégamachine

  • Catherine Marchasson
  • Essais

En ces temps de pandémie, où les états d’urgence s’ajoutent aux états d’urgence – sanitaire, terroriste… - où les interdictions, la peur distillée prétendent contrôler nos vies, où la faim regagne du terrain sur une terre déboussolée, entendre sur les ondes la voix de Fabian Scheidler fut comme une invitation à prendre du champ, sortir des sentiers battus.

Son essai part d’un constat très largement partagé – le système est malade et court à sa perte - , d’une interrogation -  Pourquoi cette civilisation est-elle incapable de changer de cap - , et d’une méthode pour tenter d’y répondre.

« Ce livre tente de répondre à ces questions en racontant une histoire. Quand nous ne parvenons pas à nous expliquer le comportement d’une personne, quand nous la tenons pour folle, il est parfois utile de retracer son parcours. Les êtres humains agissent rarement sans raison. Mais il ne faut pas toujours chercher ces raisons dans le présent immédiat. Bien souvent, on les découvre plutôt dans le passé, quand les modèles de comportement se sont formés. Seul celui qui connaît sa propre histoire peut être capable de l’infléchir. Il en va de même des systèmes sociaux, qui sont bel et bien constitués d’êtres humains. »

Ainsi l’essai de Fabian Scheidler, tout en montrant les constantes de la construction de la mégamachine, est-il d’abord chronologique, balayant les grandes étapes de l’histoire de l’homme depuis l’apparition d’un pouvoir centralisé et autoritaire à Sumer (Mésopotamie) en 3200 av. J.-C. jusqu’à nos jours.

 

Les quatre tyrannies

 

Avant l’Âge du bronze, les archéologues n’ont pas trouvé de traces de distinctions sociales ni d’organisation hiérarchique. Les humains n’ont pas toujours vécu les inégalités, la soumission, l’obéissance à d’autres humains plus puissants. Avec le développement de l’agriculture, naît la possibilité d’accumuler des richesses dont la création d’un premier système d’écriture permit de tenir le compte. En 2800 av. J.-C. apparaît à Sumer avec le palais royal, un pouvoir despotique, la première trace de l’établissement d’un système de contrainte sur la population.

Quelles raisons peuvent pousser un humain à obéir ? La peur de la violence physique, la peur des conséquences socio-économiques et le désir d’ascension sociale, de reconnaissance, la conviction qu’il est juste et nécessaire que certains dominent. Ainsi se mettent en place les trois tyrannies que sont le pouvoir physique, la violence structurelle, et le pouvoir idéologique. Une quatrième intervient alors, découlant des trois autres : la tyrannie de le pensée linéaire.

C’est alors que prennent forme une nouvelle représentation du cosmos, un Dieu-souverain, en lieu et place des forces qui entrent en relation avec les humains, à leur niveau, une religion officielle.

 

On le sait, le travail des métaux joue un rôle essentiel dans l’évolution des sociétés humaines, permettant la progression de la puissance militaire. On sait moins que la création de la monnaie et l’économie de marché sont nées de la nécessité d’entretenir une armée permanente, au détriment des économies de subsistante et communautaires prééexistantes, mises à mal notamment par les conquêtes d’Alexandre.

La puissance de l’Empire romain dépend entièrement de sa capacité à payer les soldes des armées mercenaires, et des mines qu’il contrôle, dont il extrait les métaux précieux.

 

La naissance du monstre (1348-1648)

 

L’effondrement de l’Empire romain, présenté comme une « rechute dans les ténèbres », tout comme les historiens parlent de « temps obscurs » pour la période intermédiaire entre la chute des grands empires et la naissance de la tyrannie dans les cités-États grecques, est un soulagement pour les populations, une période durant laquelle le pouvoir de disposition de l’homme sur l’homme et sur la nature est réduit. La population augmente, des artisans libres construisent les cathédrales, le climat plus clément favorise une augmentation de la productivité agricole. Pendant plusieurs siècles de ce qu’on appelle le Moyen-Âge, la vie des hommes fut plus douce.

Mais peu à peu l’économie monétaire reprend le dessus, les révoltes contre les hiérarchies sont écrasées, les doctrines mettant en question les richesses et le pouvoir des élites sont qualifiées d’hérésies. Au début du XIVè siècle, la peste, le froid mettent fin à la croissance.

Alors se met en place le « monstre ».

Après la chute de Constantinople en 1453, le centre de gravité des échanges se déplace de l’Est vers l’Ouest, les quatre pouvoirs se réorganisent, en premier lieu dans les Républiques maritimes italiennes de Venise et de Gênes. Les bourgeois y sont les plus riches d’Europe, prêtent de l’argent aux rois et aux empereurs, s’appuient sur un arsenal très puissant.

Guerre de cent ans, guerre de Trente ans, font repartir de plus belle la machine. Il faut de l’argent pour payer les troupes, du fer pour l’armement. L’industrie de l’armement est, avec le mercenariat et l’exploitation minière, la force motrice de la monétarisation rapide de l’économie, du développement du salariat, du développement de la finance européenne.

Pour assouvir cet immense besoin de l’Europe en métaux précieux, il faut de nouveaux espaces. Le 12 octobre 1492, Cristoforo Colombo accoste aux Bahamas, et déclenche le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité. En 1550, sur les 250 000 habitants d’Haïti, il en restait 500. Sur les 50 millions d’habitants d’Amérique centrale et du Sud, il en restait 3 millions un siècle et demi après le débarquement de Colomb.

 

Machine (1600-1800)

 

Le XVIIè siècle est en Europe celui de la rationalité. La nature, auparavant dotée d’une âme, est perçue comme un immense mécanisme ; les êtres vivants sont comme des automates et la société une grande machine. La réalité se limite à ce qui peut être formulé de manière mathématique ; la perception humaine est écartée du processus de connaissance.

Scientifiques et philosophes font la guerre à la nature, nient l’existence du non mécanique, de la spontanéité. Au premier rang de ceux-ci, on trouve Francis Bacon et René Descartes. Tout est prévisible, calculable, dans la nature et dans l’humain.

Pour que les États puissent lever l’impôt, il leur faut normaliser un monde opaque, sans cadastres ni registres de propriété ; il faut aussi normaliser les poids et mesures, organiser l’espace urbain pour empêcher les insurrections. Andrea Palladio, grand architecte de la Renaissance écrit : « Il ne devait pas y avoir d’avenue sur laquelle l’armée ne puisse aisément se déployer. »

L’armée, l’école visent à réprimer les émotions et impulsions corporelles. Elles créent des machines à combattre, à apprendre. Les êtres finissent par intérioriser le système et les punitions n’ont plus lieu d’être.

Le travail salarié, invention de la modernité devient peu à peu la règle.

En 1928, le président des États-Unis déclare : « Vous avez assumé la tâche de créer des désirs et vous avez transformé les gens en machines à désirer sans répit ; ces machines qui tournent constamment sont devenues la clef du progrès économique. »

 

Charbon, marché total, guerre totale (1712-1918)

 

Grâce à l’invention de la machine à vapeur pour l’extraire, du chemin de fer pour le transporter, le charbon fossile, connu depuis l’antiquité, devient le carburant du projet de société-machine.

« Et avec le passage du charbon de bois au coke de houille pour alimenter les hauts fourneaux, le charbon transporté permettait à son tour de produire plus d’acier avec lequel on pouvait fabriquer plus de rails, de locomotives et de wagons pour transporter plus de charbon. […] Cette spirale s’est couplée au système de l’accumulation sans fin d’argent, qui lui aussi est autoamplificateur, pour former ce mélange explosif qui a précipité la Terre dans le Capitalocène et nous conduit aujourd’hui à une crise systémique de dimension planétaire. »

Le charbon est Moloch, dieu dévorateur d’hommes asservis, déracinés, contraints au salariat par la pauvreté ; puis créateur d’une technologie inédite qui conduisit à la première guerre d’anéantissement conduite de manière industrielle.

Pour que l’argent continue d’affluer, le marché doit s’étendre sur de nouvelles terres. C’est la « belle époque » de la dévastatrice colonisation en Afrique. En Inde, l’agriculture est intégrée à marches forcées au marché mondial. La famine ravage ces deux continents. Le gouvernement britannique, désireux de contraindre la Chine, pays le plus prospère de la planète, à s’ouvrir au marché, s’appuyant sur les mafias, les trafiquants d’opium, plonge le pays dans le chaos.

 

Masques – Le contrôle de la mégamachine et la lutte pour la démocratie (1787-1945)

 

Les résistances au système se multiplient exigeant la démocratie. Le système est contraint de céder, non sans instaurer des filtres qui en atténuent la portée. « C’est aux hommes qui possèdent le pays qu’il revient de le gouverner » déclare ainsi John Jay, le premier président de la Cour suprême des États-Unis. En France, la constitution de 1793 instaurant le droit de vote universel pour les hommes n’est jamais entrée en vigueur. « Conservateurs » et « libéraux » se mettent d’accord pour bloquer le suffrage universel. La concentration du pouvoir médiatique entre les mains d’une minorité est aussi un moyen très efficace pour filtrer le discours public.

Le dernier recours – Ultima ratio regum – reste la force, celle qu’exerça contre la Commune de Paris la Troisième République qui venait de naître.

Pourtant, les mouvements ouvriers et féministes sont tenaces, réussissent à imposer le suffrage universel. En Russie, en Allemagne des révolutions éclatent. Le système se défend. Trois options sont à sa disposition. La manipulation des esprits théorisée aux États-Unis. La violence, ordonnée en Allemagne par les socio-démocrates et perpétrée par l’extrême droite, le fascisme, instauré avec l’appui des industriels pour sauver la mégamachine.

Winston Churchill en 1927 s’adresse à Mussolini : « Si j’avais été italien, je vous aurais certainement soutenu tout au long de votre lutte victorieuse contre les ambitions et les passions bestiales du léninisme. Votre mouvement a rendu service au monde entier. L’Italie a montré qu’il existe une manière de combattre les forces subversives. »

Il ajoute en 1938 : « J’ai toujours dit que si la Grande Bretagne venait à perdre la guerre, j’espérais que nous trouverions un Hitler pour nous aider à trouver la place qui est la nôtre dans le concert des nations. »

 

Métamorphoses (1945-…)

 

Débute alors la période de la plus forte poussée expansionniste du système-monde. La mégamachine engendre des changements irréversibles qui échappent à tout contrôle. Le développement, la croissance, le consumérisme sont le dogme unique qui justifie tout, comme en attestent notamment la violence de la décolonisation.

En 1968 pourtant, le système est ébranlé, les quatre tyrannies défiées. Les masques de la « démocratie dirigée » tombent. L’armée, l’école, la prison, la psychiatrie, le travail salarié, toutes les institutions disciplinaires sont contestées. Les gouvernements ont de plus en plus de mal à « imposer la discipline et l’esprit de sacrifice. »

Comment relancer la machine ? Les leviers sont toujours les mêmes : la politique économique, la propagande idéologique, l’expansion militaire. Les Think Tanks créent le nouvel évangile de l’ère néo-libérale : démantèlement des services sociaux, privatisations, déploiement massif de l’armée et des dispositifs de surveillance, marchandisation des universités, création de l’« intellectuel technocrate », concentration des media…

 

La dette

L’invention de la dette sous la forme du crédit impersonnel remonte à 3000 av. J.-C., et avec elle la concentration des terres, l’esclavage, la domestication de tous ceux qui ne parviennent pas à la rembourser.

Elle est aussi la cause première de la « conquête du nouveau monde ». Les princes, les chefs de guerre, les armateurs sont pris dans une spirale d’endettement, une chaîne de débiteurs. L’exploitation des mines sera le moyen de rembourser et de fournir un carburant à l’économie monétaire en plein essor.

Plus tard, les États centraux gagnent en puissance, mais, par le biais des énorme dettes contractées, sont totalement dépendants des forces économiques dominantes, grands propriétaires fonciers, magnats du commerce, banquiers, manufacturiers…

En 1804, Haïti obtient son indépendance mais la France impose au pays le remboursement d’une dette fictive, correspondant à 21 milliards de dollars en pouvoir d’achat actuel. « La pauvreté extrême et la violence politique qui règnent encore dans ce pays sont incompréhensibles si l’on ne se rappelle pas cette histoire. »

Entre 1970 et 2000, l’endettement est passé de 25 milliards à 523 milliards de dollars. La masse de capitaux à placer est considérable. La dette est, plus que jamais, une affaire juteuse, un instrument de contrôle politique.

 

Mission

 

Aux tréfonds de notre culture occidentale est inscrite l’idée de mission, apparue avec le développement du christianisme, sous l’impulsion de Paul qui instaura les bases d’un projet missionnaire, qui perdure encore aujourd’hui. Au nom d’une vérité unique et universellement valable, et de la conviction que l’occident incarne un progrès dans l’histoire de l’humanité, il est légitime et nécessaire de mettre dans le droit chemin ceux qui ne disposent pas de cette vérité.

Évangélisation brutale des païens d’Europe centrale, génocide en Amérique latine, expansion coloniale dans laquelle le projet missionnaire participa activement à la légitimation de la violence, création et diffusion du nouvel évangile de l’ère néo-libérale : le projet missionnaire de Paul revêtu de nouveaux habits continue de se perpétuer pour que survive la « mégamachine. »

 

Le reste de l’histoire est à écrire.

Comment éviter le chaos, comment bâtir l’avenir, comment ne plus être un rouage, « sortir de la roue du hamster », recréer une vraie démocratie, démilitariser la société, renoncer à la domestication de la nature, recréer les « communs » ?

Les défis sont immenses, mais cet essai passionnant, très richement documenté, illustré, argumenté, stimulant, bouscule le lecteur et nombre d’idées reçues, lui insuffle en même temps une grande énergie, la force de réfléchir, réagir, débattre.

 

Fabian Scheidler, La fin de la mégamachine

Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement

Seuil, collection anthropocène. Octobre 2020. 609 p. (80 p. de notes, bibliographie, chronologie)

Traduction de l’allemand par Aurélien Berland.

 

 

 

https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/stop-a-la-megamachine-guide-pratique-pour-eviter-leffrondrement

 

https://www.megamachine.fr/videos/

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C
En effet, cette suite-là aussi reste à écrire, mais la tâche est complexe.
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O
Livre pertinent et documenté. Beaucoup d’analyses originales nous donnent à réfléchir, comme celle concernant le « siècle de honte » en Chine, du fait de l’intervention occidentale. Quelques points faibles, à mon avis, comme celui consistant à réduire Léonard de Vinci à un « ingénieur militaire », ou à présenter le Moyen-âge comme une époque plus enviable que la Renaissance. Mais ces aspects sont secondaires et n’amoindrissent pas la justesse des analyses de Fabian Scheidler. <br /> Une suite de ce livre pourrait être consacrée à la recherche de la source de la violence chez l’homme : la société, l’individu, les deux et dans quelles proportions, dans quel agencement ?<br /> Odysséas Boudouris
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