Fabian Scheidler, La fin de la mégamachine EXTRAITS

  • Catherine Marchasson
  • Essais

EXTRAITS

Les quatre tyrannies

    Jusqu’au début de l’âge du bronze, entre 4000 et 3000 av. J.-C., les fouilles archéologiques dans les régions où le mode de vie sédentaire dominait montrent peu de traces de distinctions sociales tranchées ou d’organisation hiérarchique élaborée. Même dans la plus grande agglomération néolithique découverte à ce jour, Çatal Höyük en Anatolie, qui comptait autour de trois mille habitants vers 6000 av. J.-C., toutes les maisons font presque la même taille. Il n’y a ni palais ni temple central. Pas plus que la moindre trace de dispositifs militaires de plus grande envergure. Près du golfe Persique, là où se forme le delta du Tigre et de l’Euphrate, les humains ont aussi vécu sédentaires plus de quatre mille ans dans des conditions relativement égalitaires. Ils obtenaient de quoi se nourrir par un mélange de chasse et de cueillette, auquel s’ajoutait, dans une mesure restreinte, la domestication des plantes et des animaux.

    La situation bascule au début de l’âge du cuivre et du bronze…

 

    Le sociologue britannique Michael Mann a attiré l’attention, dans The Sources of Social Power, sur le fait que l’émergence d’une « civilisation » - et donc du pouvoir et de la domination – n’était absolument pas une évolution naturelle et inévitable, mais constituait du point de vue historique une exception étonnante. Dans presque toutes les sociétés organisées de manière non étatique, il y a des mécanismes pour empêcher la concentration du pouvoir.

 

La matrice des catastrophes environnementales

 

    Jusqu’aux « orages d’acier » de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, le fer est resté la matière première cruciale pour les appareils militaires européens. A la différence de marchands de canons comme Krupp et Schneider, les Romains n’utilisaient toutefois pas du charbon fossile pour alimenter leurs fourneaux de fusion, mais exclusivement du charbon de bois. Vingt-cinq millions d’hectares de forêt furent en tout déboisés et essouchés, soit deux fois la surface actuelle de la Grèce. […]

     En amont de la métallurgie, l’extraction des minerais elle aussi était et reste liée à la violence et à la destruction de la nature. […]

     Depuis l’Antiquité, l’exploitation minière est considérée comme l’incarnation même de l’enfer, notamment en raison des conditions de travail infernales et de la dévastation des paysages qui y sont liées. Ce n’est pas pour rien que le poète Dante Alighieri a imaginé au XIVème siècles les neuf cercles de l’enfer, dans sa Divine Comédie, en s’inspirant précisément de l’aspect d’une mine à ciel ouvert.

 

La guerre comme berceau du marché

 

     Dans la Grèce du Vè siècle, c’était surtout la flotte qui constituait la colonne vertébrale de l’impérialisme athénien et elle a été financée par la nouvelle économie monétaire. Avec l’expansion du système basé sur le marché et l’argent, la taille de la flotte athénienne a tout simplement explosé. Dans la seconde moitié du Vè siècle, Athènes disposait de 200 navires de guerre de grande taille (les trières), avec leur équipage de 200 hommes. La petite cité d’Athènes (Attique incluse) avec ses 500 000 habitants entretenait donc une flotte de 40 000 hommes. Si l’on rapporte ce chiffre au nombre d’habitants de la France, cela ferait 6 millions de marins, et 24 millions si l’on prend les États-Unis pour référence. Le « berceau de la démocratie » était une société militarisée à l’extrême.

 

Une protestation contre la fin du monde : le mouvement de Jésus

 

     L’histoire racontée dans les Évangiles se déroule à une époque de traumatismes collectifs massifs. Mais les réponses proposées par le mouvement de Jésus se distinguent très clairement de ce que l’on a présenté comme étant constitutif de la religion chrétienne, dans ses diverses formulations, ainsi que de la pensée apocalyptique. À la différence des Églises ultérieures organisées de manière autoritaire, le mouvement reposait sur des principes égalitaires. Au premier plan, il n’y avait pas le culte d’une idole dénommée Jésus, mais un processus de transformation individuelle et collective dont la métaphore était le « Royaume des Cieux ». Contrairement au « règne du Très-Haut » dans l’apocalypse de Daniel ou à la « Jérusalem céleste », ce Royaume des Cieux n’est pas associé à un fantasme de vengeance et d’anéantissement. Cette image ne conduit pas non plus à une division de l’humanité en élus et réprouvés. Au contraire : les nombreuses histoires racontant comment Jésus partageait la table des parias de son temps attestent que ce royaume était ouvert à tout le monde. […] L’idée d’une Église prenant la forme d’une organisation hiérarchique rigide s’appuyant sur des dogmes fixés par écrit était incompatible avec les pratiques et les objectifs de ce mouvement. […]

     L’idéologie qui fut élevée au rang de religion d’État au cours des siècles suivants et qui imprègne aujourd’hui encore les Églises officielles n’avait que peu de choses en commun avec les intuitions et les pratiques du mouvement de Jésus. À bien des égards, elle en était même l’exact opposé. Entre ce mouvement et les dogmes ecclésiaux, c’est peut-être l’inversion de sens la plus lourde de conséquences qu’une histoire ait jamais subie.

 

Mission

 

     L’idée d’une mission articulée à l’histoire du salut autorise et justifie la destruction des autres formes d’organisation sociale, celles qui ont été classées selon les époques comme barbares, païennes, sauvages, incultes, arriérées ou sous-développées. Leur éradication est sans doute douloureuse, mais elle est justifiée par l’édification d’une société plus développée, plus avancée sur le chemin du progrès. Par exemple, le théologien espagnol Juan Ginés de Sepúlveda justifiait au XVIè siècle le génocide et l’ethnocide qu’on subit les premiers habitants de ce qu’on a ensuite appelé l’Amérique latine au motif de ce que les indigènes seraient « des barbares simples, illettrés, sans éducation, des brutes totalement incapables d’apprendre autre chose que les arts mécaniques, remplis de vices et cruels, d’une espèce telle qu’il vaudrait mieux qu’ils soient gouvernés par autrui. »[…]

     Avec le début des Temps modernes, quand les rapports de pouvoir se sont reformés en Europe, le projet missionnaire de l’Occident a connu une série de transformations et changé plusieurs fois de costume. Le missionnaire a pris la forme du prédicateur rationaliste qui apportait les lumières aux ignorants. Il s’est glissé dans les habits du colonialiste qui, comme le disait Rudyard Kipling (l’auteur du Livre de la jungle), prend en charge ce « fardeau de l’homme blanc » qui consiste à apporter les présents de la civilisation aux « peuples boudeurs tout juste capturés / moitié démon moitié enfant ». Il est réapparu sous la figure de l’expert en développement qui montre aux sous-développés comment ils pourraient enfin devenir ce que nous sommes devenus, et vivre à notre image. Et il ne cesse de renaître dans la peau des apologistes du marché libre. Si ces missions diffèrent les unes des autres par leur contenu, elles n’en forment pas moins, prises toutes ensembles, un récit cohérent, celui de la supériorité de la civilisation occidentale et des tâches historiques qui lui incombent à l’égard du monde. Et ce récit deviendra l’un des piliers idéologiques essentiels de la formation et de l’expansion de la mégamachine moderne.

 

L’écrasement des mouvements égalitaires

 

     Les procès visaient surtout les femmes et en particulier les femmes d’origine pauvre. En Angleterre, il y a une correspondance géographique très étroite entre les procès de sorcières et les enclosures[i]. En outre, ce n’est pas un hasard si les phases d’accélération de la chasse aux sorcières tombent en même temps que les pics d’inflation. L’historienne et sociologue américaine Silvia Federici défend l’idée que la chasse aux sorcières a été un moyen de briser les résistances sociales à la mise en place du mode de production capitaliste. Les persécutions ont effectivement eu un effet dévastateur sur la force de résistance des paysans. En incitant les gens à se dénoncer les uns les autres, elles ont divisé la population ; en diabolisant les femmes, elles ont creusé un fossé entre les sexes qui a fissuré les familles ; et elles ont détruit les fondements culturels d’une vie paysanne qui était soustraite autant aux rituels de soumission de l’Église officielle qu’à la logique du travail salarié.

[…]

     En Allemagne, les paysans ont formé des mouvements de plus en plus larges pour lutter contre le renforcement de l’exploitation, la répression et les impôts, depuis le mouvement Bundschuh jusqu’à la grande guerre des Paysans allemands (1525). Dans cette conjoncture, le réformateur Martin Luther a joué un rôle fort ambivalent. Ses thèses contre le trafic des indulgences et autres abus de l’Église ont été saisies des deux côtés : par les paysans révoltés et d’autres couches sociales désavantagées, mais aussi par les seigneurs dont l’objectif était de s’approprier les grands biens de l’Église. Quand les tensions explosèrent et finalement dégénérèrent en guerre civile, Luther prit le parti des seigneurs et, dans ses appels, expliqua que ces « hordes de paysans », il fallait « les abattre, massacrer et tuer secrètement ou publiquement, et se rappeler qu’il ne peut y avoir rien de plus venimeux, de plus nuisible et de plus diabolique qu’un insurgé. […] Ces temps sont tellement étranges qu’un prince peut, en répandant le sang, gagner le ciel mieux que d’autres en priant. »

 

L’invention du travail salarié

 

     Nous avons tendance à penser que le travail est aussi vieux que l’humanité. Les êtres humains n’ont-ils pas toujours dû travailler pour gagner de quoi vivre ? Sans doute devaient-ils faire des choses pour assurer leur subsistance ; mais pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, ils n’envisageaient pas cela comme du « travail ». Le terme latin laborare (« travailler ») signifiait à l’origine quelque chose comme « chanceler sous un fardeau ». Dans le monde antique, le travail était exclusivement servile : c’était du travail de forçat imposé par autrui. Ce que les gens faisaient par eux-mêmes n’était pas considéré comme du travail.

     Dans les communautés qui ne sont soumises ni à l’esclavage ni au marché, la vie est faite d’activités : réparer une charpente, faire la lessive, récolter des fruits, allaiter le bébé, fabriquer des outils, tisser un drap, préparer une fête et ainsi de suite. De notre point de vue, on qualifie certaines de ces activités comme du travail, d’autre comme des « occupations domestiques » ou du « soin », et d’autres encore comme des « activités de loisir ». Mais cette partition est une invention de la modernité. Du point de vue d’une communauté qui assure sa subsistance et son autonomie, ces catégories ne correspondent à rien. Car toutes ces activités servent autant les unes que les autres à pourvoir au nécessaire.

     Avec l’incorporation violente de ces communautés dans la mégamachine, la situation a radicalement changé. Il s’est désormais agi de soumettre l’énergie et les capacités des êtres humaines à des objectifs extérieurs à leur propre motivation et à la vie de leur communauté.

 

La crise de contrôle, acte premier : Russie 1917

 

     L’idée que Lénine se faisait de la société socialiste à venir s’inspirait du système industriel « tayloriste » et tout particulièrement de l’économie de guerre allemande. Sous la direction de l’industriel Walter Rathenau (président du géant de l’électricité AEG), l’économie de guerre était devenue en Allemagne une mégamachine extrêmement efficace, planifiée de manière centralisée. Lénine y voyait « le nec plus ultra en matière de technique, de planification et d’organisation capitaliste à grande échelle. « L’industrie mécanique à grande échelle est au fondement du socialisme, ajoutait-il, il exige une unité de la volonté, absolue et stricte, qui régisse les travaux communs de centaines, de milliers et de dizaines de milliers de personnes. Mais comment une stricte unité de la volonté peut-elle être assurée ? Par la soumission de la volonté de milliers de gens à celle d’une seule personne. » […]

Lénine : « Le socialisme n’est que le monopole du capitalisme d’État mis au service des intérêts du peuple tout entier. »

 

Des machines à désirer sans répit

 

Dans un discours officiel, le candidat à la présidence des États-Unis Robert Kennedy résumait ainsi en 1968, quelques mois avant d’être assassiné, sa critique de l’idéologie de la croissance : « Notre PIB prend en compte dans ses calculs la pollution de l’air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. Il comptabilise les verrous spéciaux que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer. Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que l’abandon de notre merveilleuse nature à un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il tient compte du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes. Il tient compte de la fabrication de fusils ainsi que des programmes de télévision qui exaltent la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants. En revanche, le PIB ne rend pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l’intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »

Fabian Scheidler, La fin de la mégamachine

Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement

Seuil, collection anthropocène. Octobre 2020. 609 p. (80 p. de notes, bibliographie, chronologie)

Traduction de l’allemand par Aurélien Berland.

 

[i] Enclosures : « En Angleterre, les grands propriétaires se sont de force emparés des terres utilisées de manière communautaire (les communaux) pour y faire paître de grands troupeaux de moutons dont la laine alimentait la production textile en plein boom dans les Flandres. À la suite de ces enclosures, nombre de petits paysans ont perdu leurs moyens de subsistance, qui dépendaient des communaux, et son devenus des vagabonds sans feu ni lieu. »

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