Emmanuel Ruben, Sur la route du Danube

Le plus dur, c’est de trouver le bon rythme, disait Vlad, si tu ne trouves pas d’emblée ton propre rythme, c’est fichu, tu chopes un point de côté, tu te mets dans le rouge, il faut savoir doser, ne pas se griller d’avance, mouliner sans forcer, en garder sous la pédale comme on dit – j’écris sous sa dictée, j’essaie de trouver le tempo de son phrasé, le grain de sa voix, le tranchant de son accent, sa façon si particulière de rouler les r…

 

Une odyssée qui commence à Odessa.

Le 25 juin 2016, Emmanuel Ruben, géographe, enseignant, cycliste et écrivain, atterrit à l’aéroport d’Odessa, y retrouve son ami Vlad. Ils assemblent les « bécanes comme de grands legos », vérifient les phares, et les voilà en selle, prêts pour une épopée cycliste de 2888 km qui les conduit de l’embouchure du Danube à ses sources, à contre-courant, dans le sens des migrations. Les deux amis partagent la passion du vélo, des humains, des paysages, des musées et monuments, de l’histoire et de l’Europe baignée par le Danube. L’auteur roule omme on écrit et pour écrire. « Vlad pédalait pout ne pas vieillir et pour empêcher les autres de crever. Il croyait qu’en roulant vers le soleil levant nous pourrions narguer la camarde et ressusciter sa pauvre mère, la faire se lever de sa couche comme Lazare de son tombeau. Il croyait que le vélo permet de rembobiner le temps et d’enrayer tous les cancers du monde. »

 

Le Danube

Pour l’auteur, qui naquit à Lyon entre Rhône et Saône, les cartes, les fleuves et particulièrement le Danube sont une passion, qui remonte à l’enfance. À ses dix affluents il ajouta la Zintarie, affluent imaginaire dont il poursuit la quête. En roulant au plus près du fleuve mythique aux mille visages – entreprise parfois périlleuse – il s’émerveille de sa beauté, de sa puissance « de dragon bleu qui se cabre en cognant pour la première fois contre la porte des Balkans », de sa voracité, de ses couleurs changeantes : « L’aube aux doigts roses nous a réveillés dans un monde entièrement bleu : toutes les nuances en sont déclinées, si bien que Léonard de Vinci aurait pu inventer ici aussi, comme en Toscane, sa théorie de la perspective aérienne. Dans ce monde bleu, entrecoupé par la frange verdâtre des arbres, le Danube est un miroir d’eau calme et paisible où l’on devine quelques touches d’indigo ».

 

Le fleuve et la bibliothèque

Visitant la « célèbre bibliothèque aux 85 000 volumes » de l’abbaye bénédictine de Melk, l’auteur réalise que, pour qui sait les lire, les fleuves inscrivent en eux l’histoire des hommes.

Les rivières aussi sont des bibliothèques, mais des bibliothèques en mouvement, versatiles, méandreuses, infinies : elles se composent de tous les livres que forment leurs affluents, elles se traduisent d’un pays à l’autre et changent de langue, de sexe et de nom, parfois d’alphabet, Danube, Danubio, Danuvius, Donau, Dunaj, Dunav, Дунав , Dunărea,  Дунаŭ, Tuna, tous ces noms viendraient du sanscrit dānu qui dit le flux ou le courant ; en creusant leur lit, les rivières charrient sous la forme d’alluvions des pages et des pages de géographie arrachées aux reliefs traversés, enfouissent sous leurs remous des strates et des strates d’histoire que se disputent les peuples amalgamés sur leurs rives.

 

Une épopée européenne

Ce récit n’est pas seulement celui d’une épopée cycliste, mais aussi celui d’une rencontre avec l’Europe. Le Danube longe dix pays et les 36 000 cours d’eau de son bassin versant en drainent dix-neuf.

Le Danube est une œuvre collective, un roman polyphonique, un déferlement fabuleux, baroque, échevelé, multipliant à foison les digressions et les ramifications, parlant plusieurs langues et les malaxant dans un flux tourbillonnant, non pas une cacophonie mais une rhapsodie, c’est-à-dire un très long tissage de chants divers et de rythmes variés.

Aussi les deux cyclistes vont-ils à la rencontre des peuples et de leur histoire, dans les musées, les châteaux, découvrant les traces des Romains, des Turcs, des révoltes slaves, des croisades, des tueries de la seconde guerre mondiale. Ils franchissent aussi sans cesse des frontières, qui se sont multipliées depuis l’éclatement de la Yougoslavie, car les frontières sont aussi mouvantes que le cours du fleuve. Croatie, Serbie, Hongrie : « Nous cherchons des yeux le point mystérieux des trois frontières, là-bas, dans cet enchevêtrement de verdure, oui, nous cherchons des yeux l’une des bordures les mieux gardées au monde mais les barbelés de Viktor Orban – le nouveau Kurtz européen, se perdent dans ce triste fouillis de forêts d’eaux stagnantes et de silence. » Les ponts pour traverser le beau Danube bleu ont plus d’une fois « sombré dans la folie meurtrière de la guerre civile, alors que la realpolitik du barrage tient bon ; elle a même fini par devenir la raison d’être de toute l’Union européenne, laquelle ne subsiste plus qu’en tant que forteresse. »

Il y a aussi les paysages, tristes et monotones, bucoliques, défilés, rondeurs toscanes, steppe, « montagnes aux formes lourdes, aux teintes inquiétantes », falaises bulgares surgissant de la verdure :

- Non mais tu as vu ce paysage de dingue, mon pote ? fait Vlad en souriant de toutes ses dents et en pédalant sans forcer.

    Si notre voyage est une odyssée, nous voici en Hypérie, sur le grand plateau des hommes heureux. Dans l’après-midi finissant, la lumière est orangée, les ombres s’allongent dans le couchant, le panorama change à chaque virage, à chaque lacet, à chaque méandre, devrais-je écrire car c’est bien l’impression de naviguer à vue, de flotter dans l’inconnu qui domine, tant tout est calme, velouté, suave, hypnotique, parmi les vallons dormants, les bosquets de sycomores, les haies d’aubépine et de prunelliers. Il n’y a pas un souffle de vent. Ombre et lumière alternent entre les troncs d’arbres et nous font cligner de l’œil. Nous frôlons les feuilles des mirabelliers, les fruits dorés scintillent dans les rayons rasants du soleil comme autant de pépites d’ambre…

 

… qu’importe le fleuve en lui-même, ce sont ses habitants qui nous intéressent, ce sont toutes ces vies minuscules qui s’égrènent sur ses rives, toutes ces vies minuscules vécues là, sous le soleil implacable de la steppe, où le temps coule à rebours de la marche terrestre.

Raïssa,Tatiana, Bogdan, Kara Denis et Julia la Rouge, Velimir le pope œcuméniste et Jovan le traceur de pistes… la liste est longue de tous ceux que les deux voyageurs ont rencontrés sur leur lent et long chemin de cyclistes parfois en butte à des problèmes mécaniques, toujours prêts à participer aux multiples fêtes auxquelles ils sont conviés, qui culminent dans la nuit de Bratislava aux mille ambiances différentes. Certains sont nationalistes, hostiles aux immigrés, à l’Islam et Julia souffre de voir Budapest, sa ville tant aimée livrée par Viktor Orban à la violence des skinheads, elle qui passe ses soirées « à distribuer des vivres dans les bidonvilles et les camps de réfugiés. »

Passée la frontière autrichienne, sur les pistes cyclables de l’espace Schengen, les rencontres se limitent aux échanges indispensables, et, malgré la beauté des paysages, les deux cyclistes se hâtent d’arriver jusqu’à la source, non pas la source officielle, terriblement bétonnée, mais celle, minuscule qui se perd dans les prés.

 

Les villes s’égrènent tout au long du voyage, villes aux architectures mêlées et uniformes, parfois sinistres. Elles s’imitent entre elles et se quittent souvent sans regret. Vienne est un « musée à ciel ouvert comme toutes les grandes métropoles d’Europe occidentale. […] Elle pue l’Empire et la nostalgie, mais c’est une autre histoire. Elle schlingue enfin la peste brune comme toute l’Europe médiane et danubienne, mais c’est une odeur que nous ne percevons plus, car nos narines sont extrêmement endurcies.

Mais il y a les villes de cœur, comme Budapest, « la seule ville dont la croissance épouse, sur ses deux rives, la forme du fleuve ».

Le paradis du narrateur se trouve pourtant à Novi-Sad, « Athènes serbe », en Voïvodine, car c’est « là que la vie est un long fleuve tranquille », là que « confluèrent tous les peuples du vieux continent. »

 

Il faudrait de temps à autre, disait Vlad, faire comme les enfants, raser tous ces monuments qui nous encombrent, ne plus rester captifs de ce passé qui nous empoisonne, répudier le souvenir de ces morts et de ces presque morts qui nous enterrent vivants ; oui, il faudrait réécrire l’Europe, disait Vlad, mais ne pas la réécrire comme une utopie, où tout serait bien rangé, bien ordonné, bien pensé, la réécrire, comme un roman fleuve ou un roman-archipel, anarchique, voué à l’inachevé, un roman fabuleux et divagant, avec des tourbillons d’îles flottantes, des Ithaque miniatures nichées dans des prairies verdoyantes, de petits recoins pour s’évader, des refuges où chacun serait le bienvenu, qu’importent son origine, son histoire et son nom.

Emmanuel Ruben, Sur la route du Danube

Éditions Payot et Rivages, Paris, 2019. 607 p.

Pour compléter la lecture de son récit, on trouvera sur le site de l’auteur, un article consacré au Danube, qu’il fit paraître dans le magazine Géo, la bande son du voyage, et son album photo.

http://www.emmanuelruben.com/

 

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