Esther Kinsky, Le Bosquet - Roman de terrain

Un jour, dans un film, j’ai vu un homme se saisir d’un cierge allumé pour une proche parente dans la niche des viĭ et aller le déposer dans celle des morţĭ. Le qu’en sera-t-il se change en un il en fut ainsi. Les mouvantes perspectives du futur se figent en une image-souvenir. Le geste du personnage me toucha par sa simplicité et son renoncement, mais il était si neutre, témoignait d’une telle docilité qu’il en devenait en même temps presque repoussant. La stricte et muette observance d’un rite.

    Quelques mois après que j’ai vu cette scène dans un film, M. est mort. J’étais abandonnée à moi-même. Avant d’entrer dans le veuvage, on peut bien penser à la mort, pas encore à l’absence. Elle est impensable aussi longtemps que subsiste une présence. Pour ceux qui restent, le monde se conjugue pourtant dans le mode de l’absence. L’absence de lumière dans l’espace des viῐ éclipse la lueur chancelante de l’espace des morţῐ.

 

Deux mois après les funérailles de son compagnon, la narratrice de ce « roman de terrain » prend la route et s’installe à Olevano Romano, dans les collines proches de Rome. Elle est seule dans ces lieux qu’ils projetaient de parcourir ensemble. Quelques temps après, elle se souvient de son père, que passionnaient l’Italie, sa langue, son histoire. Elle se remémore les multiples lieux qu’ils ont parcourus en famille, en toute saison. Plus tard, c’est à nouveau l’hiver, elle part explorer le delta du Pô, ses marais salants, et les villes d’Émilie-Romagne. Dans ce triptyque italien, elle peint les mille nuances des villes, villages, humains, oiseaux, paysages du présent et du passé.

 

Cheminer, s’égarer, rester à l’affût

 

Qu’elle roule, seule dans sa voiture, entourée d’humains dans les transports en commun, qu’elle chemine inlassablement autour de ses lieux de séjours provisoires, tous les sens en éveil, la narratrice s’imprègne de ce qui l’entoure.

 

Déployant l’infini lexique du regard à l’affût – voir, distinguer, contempler, fouiller du regard, observer, discerner… - , elle peint les mille découvertes de sa quête sensorielle, les détails du relief, les couleurs changeantes du paysage, de la végétation, des oiseaux, la lumière « crue » du cimetière de Tarquinia où la conduisit son père. Dès l’enfance il l’initia à la nomination des nuances de couleur.

Il se disait « expert de la couleur bleue. Il levait les yeux vers le ciel et posait sur chacune de ses nuances un nom différent. Il y avait ainsi le bleu irisé de gris des automnes à Trieste, le bleu tirant sur le blanc de Mantoue, un certain bleu teinté de mauve des ciels napolitains et, presque inimaginable dans notre région, à vous donner le vertige, le bleu du val Bregaglia, dont la pureté ne se rencontrait pas même en Italie. »

 

« Sous les ombres des flamants qui peuplaient le ciel, je me suis aperçue que je n’avais pas été victime d’une illusion, le matin même , lors de ma promenade parmi les étendues miroitantes des Valli : dans la lumière de l’après-midi finissant, on distinguait bien tout à l’horizon, vers le sud-ouest, les contreforts des monts Apennins dont la silhouette mauve se dessinait avec netteté sur le fond timidement turquoise du ciel, et, à mon grand réconfort, je vis se restaurer en moi un certain ordre du monde »

 

Métamorphoses

 

Rien n’est stable dans ce monde. Le temps qui passe, l’heure de la journée, la saison, la situation du regard, transforment constamment les lieux. On parcourt des villes désertes à la basse saison, des rues animées les jours de fête ou de marché, des paysages battus par la pluie et le vent.

Ces lieux découverts avec le compagnon disparu, lors des vacances familiales de l’enfance, comme il est difficile de les reconnaître.

    Nous ne pouvons jamais connaître par avance ce qui s’affirmera dans le souvenir. C’est arbitraire. Si d’aventure je devais revenir un jour ici, tout serait différent de ce dont ma mémoire a conservé la trace, et différent aussi de ce que nous donnent à lire les photographies développées et tirées sur papier.

 

Autour des collines si proches de Rome, les paysages sont étonnamment variés, parfois escarpés. « Olevano jetait ses amarres dans toutes les directions, depuis San Vitro jusqu’au versant lointain où se dressaient les pins-guerriers, je pouvais suivre à l’œil nu le déploiement des montagnes, des vallons et des croupes de collines ; coincés entre la rocaille et de rares coins de verdure, des petits villages émergeaient à ma vue […] ».

« Depuis ces venelles, ces marches pentues, ces passages qui étaient autant de tunnels, la vue s’ouvrait sur un tout autre paysage, plus âpre, qui ne se rattachait plus à la plaine mais n’était qu’un étagement d’éminence, de pentes et de tertre où le regard était attiré par les particularités du relief : rocaille, buissons, petits bois, la terre d’un brun pâle des chemins et des sentiers qui déroulaient leurs méandres. »

Logée dans une maison sans charme proche de Comachio, au cœur des marais salants du delta du Pô, à proximité de Ferrare, la narratrice découvre un paysage tout aussi changeant dans sa platitude aquatique qui contraste avec la raideur monotone des champs asséchés « impeccablement cultivés avec leurs sillons bien droits ».

 

Partout, la narratrice est à l’affût des oiseaux dont elle sait identifier le chant, mais c’est dans « l’air vibrant de chants d’oiseaux » des valli, que mésanges nonettes, gobemouche noir, flamants, hérons, aigrettes garzette naissent du paysage dans l’harmonie la plus parfaite.

 

Je voyais se déployer sans fin devant moi un paysage – ou plutôt une absence de paysage – qui semblait s’ingénier à vous faire oublier l’existence de Comacchio, de la mer, de la Bassa Padana, comme s’il n’y avait jamais eu au monde que le vacillement de ces plans d’eau, de ces minuscules îlots d’herbes échevelées que le soleil d’hiver paraît d’une lueur d’un rouge tirant sur le violet , rien d’autre que les anciens entrepôts des marais salants suspendus dans le lointain comme des mirages, que ces bassins, ces digues, ces minuscules buissonnements d’arbustes que l’œil devinait plutôt qu’il ne les voyait, aucune autre créature au monde que les oiseaux. On trouvait ici des flamants rassemblés en grandes colonies, des courlis, des bécasses, des hérons, des goélands argentés et des goélands ichtyaètes qui fendaient parfois les airs en lançant leurs cris perçants.

 

À la rencontre des humains

 

 Chaque matin, la narratrice se rend au village, et les visages des habitants, leurs habitudes lui deviennent vite familiers. Elle connaît les artisans, les employés communaux, les trois cordonniers, les maraîchers. Elle attend le passage du réparateur de cuisinières à gaz, du marchand d’agrumes.

« Chaque jour un peu plus, les noms qui surmontaient les porches des boutiques et les vitrines composaient à mes yeux une manière de commentaire à l’écriture de la rocaille et des pierres, des briques et des toits, à toutes ces choses dont la lumière et le temps qu’il faisait altéraient le modelé, la texture et les tons. Ils s’accordaient au timbre des mots d’ici, avec leurs sifflantes rabotées et le staccato.

 

Tout au long de son récit passent des foules de gens croisés dans l’autocar, dans la gare de Rome, dans les rues, travailleurs qui rentrent chez eux épuisés, convives au restaurant. Elle les observe, imagine leurs vies.

    « De toutes parts affluaient des autocars d’où s’échappaient par flots entiers une population à demi rurale, des femmes, surtout, qui devaient travailler dans des boutiques ou des bureaux, et des étudiants. Ici, comme partout ailleurs, des Africains fébriles et désemparés se rassemblaient en petits groupes, sans qu’on sût trop s’ils avaient un plan en tête ou s’en remettaient au hasard. Dans la lumière glacée du matin, ils sautillaient d’un pied sur l’autre, jetaient autour d’eux des regards circulaires, échangeaient de rares paroles, n’attendaient peut-être, pour se mettre en chemin vers la ville, qu’un signe de connivence connu d’eux seuls.

    Sur le parvis de la gare de Rome-Termini, je sentis soudain refluer en moi tout désir de revoir la ville. »

À l’image de ces figures récurrentes d’Africains déracinés, elle retrouve ce sentiment perçu dès l’enfance lors des vacances familiales en Italie, d’être une intruse dans ces lieux étrangers.

 

Les vivants et les morts

 

Le parcours de deuil qu’est le « roman de terrain » d’Esther Kinsky est jalonné d’apparitions des défunts, le père et le compagnon de la narratrice.

Au travers de ses souvenirs de vacances familiales, elle fait le portrait de son père, grand lecteur, qui aimait tant raconter, transmettre des connaissances, chercher des traces, particulièrement de la civilisation étrusque qui le fascinait. Il aimait les gens, les cafés où il pouvait les rencontrer. Parfois, il disparaissait, nageait si loin, si longtemps qu’il semblait ne plus vouloir faire demi-tour.

La silhouette de M. reste floue, un fantôme qui hante les rêves, une main absente dans la sienne, une absence non encore acceptée.

    « Pendant toute la durée de mon séjour à Olevano, je n’ai cessé d’avoir le cœur lourd. Quand, m’en retournant du village, je montais chez moi. Quand je gravissais la pense pour me rendre au cimetière.

    Je me suis imaginé un cœur gris, d’un ton très pâle que rehausserait un maigre éclat ; un cœur pareil à du plomb.

    Le cœur de plomb ne fit bientôt plus qu’un avec les choses vues qui déposaient en moi leur empreinte. […] Avec les colonnes de fumée montant jour après jour des rameaux d’olivier embrasés, avec les ombres des nuages, les broussailles d’une pâleur hivernale et le mauve des ronciers dont les vrilles couraient le long des chemins. »

 

Quelle place les vivants accordent-ils aux morts ? Elle cherche la réponse dans le cimetière du village, « îlot façonné d’or », « petit îlot d’étrangeté ». Elle imagine les vies des êtres gisant sous des pierres tombales délaissées, visite l’ossuaire de Paolo Erminia, et bien d’autres lieux consacrés aux morts comme les chambres sépulcrales de Cerveteri. Les morts y sont nettement séparés des vivants et M. n’est plus là, qui devait l’accompagner en ce lieu.

 

La toute fin du récit est consacrée à la description minutieuse, d’un tableau de Fra Angelico, peintre vénéré par le père de la narratrice. Il représente la messe des morts célébrée pour saint François d’Assise. Cette Lamentatio est un tableau de deuil, l’expression d’une inconsolable douleur.

Sur les traces de Giorgio Bassani

 

À Ferrare, dans les marais, dans la nécropole de Cerveteri, elle cherche l’ombre des personnages imaginés par Giorgio Bassani, dans Le jardin des Finzi-Contini et Le Héron. Elle voudrait voir le jardin sous la neige, un chasseur à l’affût, des hérons.

« Comme je m’apprêtais à partir, j’ai aperçu un héron blanc perché dans les buissons de la rive opposée. Il se tenait parfaitement immobile, comme un symbole qu’une main aurait peint sur la berge entre le sol et le fouillis de branche. »

Mais la quête de ces lieux mythiques reste vaine.

 

Esther Kinsky est un magnifique peintre de paysage. Elle peint sur le motif. Les mots, les phrases sont là, sous ses yeux.

 

Parmi les broussailles, une sorte d’appareil de levage se dresse contre le ciel comme un imposant signe de ponctuation griffonné précipitamment et sans qu’aucune phrase ait suivi ; tous les accessoires rassemblés ici ne font figure dans le meilleur des cas que de caractères s’unissant pour former un alphabet de couleurs. Sur l’autre rive du fleuve, un haut clocher profile sa silhouette penchée contre des alignements réguliers de troncs d’arbres au garde-à-vous. Une barre oblique sur l’horizon, un signe de ponctuation solitaire une fois encore, autour duquel viennent se serrer toutefois quelques toits comme autant de mots. Non loin du village, une volée de pigeons prend son envol, une petite écriture aérienne dont les pointillés sombres se changent bientôt en de scintillantes arabesques. Là-bas, sur l’autre rive, juste en dessous d’elle, se développe une phrase qui s’adresse à la plaine, une brève sentence rendue inoubliable par son trait oblique, comme une introduction au méandre que le fleuve à cet endroit s’apprête à décrire, en un large geste de douceur magnanime à l’égard de ces terres si plates et si rases qu’il leur faut toujours s’attendre à subir atteintes et assauts, mais que les eaux enserrent avec tant de sollicitude qu’elles y consentent volontiers, avec toute la grâce de leurs berges foisonnantes de saules. Ce méandre lui-même est une phrase, un petit mot d’excuse murmuré par le fleuve si peu de temps avant qu’il ne s’effiloche en d’innombrables incertitudes qui se dissimulent sous tous les noms possibles et imaginables.

Esther Kinsky, Le Bosquet – roman de terrain

 

Grasset 2020 – Suhrkamp Verlag 2018

Traduit de l’allemand par Olivier Le Lay

 

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