Maaza Mengiste, Le roi Fantôme

… afin que nous soyons, jusque dans l’avenir, célébrés par les chants des hommes qui viendront.

Homère, L’Iliade

 

Malheur à la terre assombrie d’ailes, qui s’étend au-delà des fleuves d’Éthiopie.

Isaïe, 18 : 1

 

… quel dieu te précipite, coup après coup, vers la longue chute mourante ?

Pourquoi toute cette horreur qui tonne dans ta musique, terreur rythmée sur ton chant ?

    D’où naissent tes paroles de dieu et de douleur ?

Eschyle, Agamemnon

 

1974. Dans la gare d’Addis-Abeba, une femme attend. Durant son long voyage à travers l’Éthiopie, elle a transporté une boîte en métal emplie de photos, de lettres, de coupures de journaux soigneusement classées par ordre chronologique : de 1935 à 1941, du début à la presque fin de la guerre entre l’Italie et l’Éthiopie. 

Cette femme s’appelle Hirut. Dans la boîte en métal, elle est là, prisonnière apeurée, jeune fille qui refuse le silence, demande que des mots viennent remémorer la voix des morts. « Nous devons être connus. Nous n’aurons pas de repos avant d’avoir été pleurés. »

 

Née en cette même année 1974 à Addis-Abeba, Maaza Mengiste chante l’héroïsme des combattants éthiopiens mal équipés qui ont affronté une armée moderne européenne, celle de l’Italie de Mussolini. Elle s’est nourrie des récits de son grand-père et de l’histoire de son arrière-grand-mère Getey, qui revendiqua l’héritage du fusil paternel, s’enrôla et partit à la guerre.

    Mon arrière-grand-mère représente l’une des nombreuses lacunes de l’histoire européenne et africaine. Le Roi fantôme raconte la geste de ces Éthiopiennes qui se sont battues aux côtés des hommes, mais qui ne subsistent à ce jour que sous forme de mentions éparses dans les documents jaunis.

 

1935. L’Éthiopie vit dans l’attente du débarquement de l’armée italienne en Érythrée, dans le port de Massawa et se prépare à la guerre. Les chefs locaux organisent la riposte, rassemblent les hommes et les armes.

Loin d’Addis-Abeba, dans une région montagneuse du Nord de l’Éthiopie, Hirut, fille de Getey et de Fasil, vit depuis la mort de ses parents dans le foyer de Kidane et Aster. Il l’a recueillie, protégée. Mais elle est leur domestique et subit quotidiennement l’hostilité d’Aster, inconsolable depuis la mort de leur fils unique. Elle se réfugie dans ses souvenirs et veille jalousement sur son seul trésor : le wujigra – fusil gras – que son père lui a légué.

Mais la guerre approche, Kidane s’empare du fusil d’Hirut, rassemble ses hommes. « Nous serons peu nombreux, mais mobiles et puissants. »

Aster revêt elle aussi la cape de combat. « Nous les femmes, il n’est pas question que nous restions sans rien faire quand ils envahiront nos maisons. »

Peu à peu apparaissent dans le chant épique les compagnons d’armes de Kidane, Seifu et ses fils, Amha, Aklilu, le jeune guerrier intrépide qui ne baisse pas les yeux devant Kidane ; en face d’eux, le colonel Fucelli, « glorieux conquérant de Benghazi », Ibrahim, le chef des Ascaris, et Ettore le photographe juif, pleutre témoin, victime et bourreau. Dans le camp des Italiens débarque un jour Ferrès, « une femme d’une beauté stupéfiante nommée Fifi, autrefois connue sous le nom de Faven », espionne et prostituée, favorite du colonel.

Loin d’eux, coupé de son peuple et bientôt en fuite, Hailé Sélassié, le Négus, le roi des rois accablé, écoute Aïda, l’opéra de Giuseppe Verdi.

 

3 octobre 1935. Cent mille soldats italiens ont franchi la frontière, à trois cents kilomètres des montagnes qui entourent Gondar. « Mais ce que sait Hirut, assise dans cette gare, tant d’années plus tard, en se déplaçant pour rattraper la lumière déclinante de l’après-midi, c’est que lorsque ces envahisseurs carnassiers ont franchi la rivière Gash pour progresser vers Aksoum, leurs trois colonnes se sont dissociées, les lignes se sont disloquées et, dans l’intervalle, des Éthiopiens se sont glissés et ont entamé le combat. Car ce que les journaux et la mémoire se sont gardés de dire, c’est qu’on ne conduit pas cent mille hommes d’un mouvement fluide et gracieux. Et on n’envoie pas à leur suite des centaines et des centaines de mules, de camions et d’ouvriers sans incident. Car cent mille hommes, si féroce que soit leur appétit pour ce beau pays, ne sauraient égaler le nombre d’Éthiopiens déterminés à en préserver l’indépendance, nonobstant toute arithmétique. »

Kidane est prêt. Il sait pouvoir compter sur la bienveillance des villageois, des moines qui vivent dans des grottes, mais surtout sur la connaissance du terrain de ses hommes, leur rapidité, sur l’effet de surprise.

Postés en groupes dispersés dans la montagne et communiquant par signaux lumineux, Kidane et ses guerriers guettent l’avancée de la colonne italienne dans la gorge puis dévalent la pente dans « un silence stupéfait ». Alors s’abat sur Kidane « la jouissance et l’exaltation, le vacillement entre calme et catastrophe ». « Ce n’est que plus tard, en contemplant le champ gorgé de sang, que la peur s’installe, qu’il frissonne au soleil, qu’il claque des dents et n’aspire qu’à l’étreinte d’Aster. »

Le récit épique chante les exploits des héros munis de javelots et de fusils, résistant aux tanks italiens tandis que chantent les femmes dans la montagne. Mais que peuvent-ils faire contre le poison répandu par les avions ?

Ils diront que ce n’est jamais arrivé. Que leurs avions n’ont jamais survolé l’armée de Kidane pour larguer du gaz moutarde sur les soldats, sur les rivières, sur la terre. Ils nieront tous les enfants morts, les femmes brûlées vives, les eaux empoisonnées, les hommes étouffés.

La litanie des noms de ceux qui sont morts est interminable ; la foule des blessés emplit les grottes. Il y a des bandages à préparer, des plaies à panser, des plantes à cueillir.

 

 

Les femmes, dirigées par Aster et Hirut, ont été cantonnées par Kidane au rôle de cantinières et d’infirmières. Elles voulaient combattre. Leurs pères leur ont appris le maniement des armes. Elles réclament en vain les fusils qu’ils leur ont légués, Hirut son Wujigra, Aster un Mauser.

    Il y a deux fusils neufs appuyés au mur, tout de métal et de bois blond plus brillants que tous les meubles. Hirut se penche pour un prendre un, non sans vérifier par-dessus son épaule qu’Aster est toujours dans la cuisine. Il est froid et lourd entre ses mains, solide comme de l’os. Elle parcourt d’une main hésitante la longue ligne du canon, s’arrête au cran de mire, caresse la chambre. Elle se crispe en effleurant la détente, au souvenir des mises en garde de son père, puis appuie la paume sur le bois lisse. La crosse est tiède comme une peau. Un souvenir : son père qui lui tapote la poitrine, le jour où, pour la première fois, il la laisse toucher le fusil. Ça, dit-il, c’est la vie. Puis il lui plaque la main sur l’arme. Ça, c’est la mort. Ne sous-estime jamais ni l’une ni l’autre.

« Je crois que tu ferais un bon soldat » dit Kidane à Hirut. Pourtant, sans l’intervention de la cuisinière, il l’aurait sans doute échangée contre une cargaison d’armes, comme le voulait le trafiquant français. Elle ne veut pas se soumettre, comme la très jeune Aster dut le faire lors de sa nuit de noces qu’elle avait en vain cherché à fuir. Dans la grotte, les scènes de viol se répètent. Hirut s’éteint. Puis vient le temps de la résistance et de la liberté, le temps où femmes et hommes s’entraînent ensemble, de nuit. La voilà de nouveau intacte et entière.

 

Le récit est peuplé de pères qui hantent les mémoires, de pères qui pleurent leurs fils perdus, de fils fantômes.

    Leo Navarra à son fils, Ettore Navarra, le jour de son départ pour la guerre :

    Le roi Minos dit : Dédale, mon fidèle serviteur, construis un labyrinthe d’où l’on ne puisse s’échapper. Ô maître des énigmes, conçois-le pour y prendre au piège et y détenir ce qui est à la fois homme et bête. Glorieux Dédale à l’esprit sinueux, introduis-toi dans ses chemins tortueux. Ne laisse voir à personne ton issue secrète. Dissimule-la à tous, même à ce garçon qui observe à tes côtés, les bras impatients de déployer l’envergure de leurs ailes pour bondir vers le soleil.

    Et quand Dédale a bâti le labyrinthe, Ettore, aurait-il pu prévoir son propre emprisonnement ? Ce que nous élevons, mon fils, nous suivra dans la chute. Oh, mon fils, là-bas en Afrique, ne bâtis que ce que tu voudrais toujours porter en toi – et son père lui tapote le cœur à travers l’uniforme tandis que glapit la sirène du Cleopatra et que rugit la foule en liesse qui salue le départ des soldats. N’ai-je élevé un fils que pour qu’il soit soldat ? demande Leo Navarra. Il étreint brièvement Ettore, puis détourne les yeux.

 

Les pères chérissent leurs filles mais leur lèguent des armes qui leur échappent, ne fonctionnent pas comme le Wujigra d’Hirut, ils les vendent, encore enfants, à des inconnus.

Dans les interludes du récit apparaît le Négus, Haïlé Sélassié, un père qui livra sa fille à une brute. Elle en mourut. Il la pleure.

Tafari Makonnen, le Roi des rois, assiste impuissant à l’invasion italienne, au martyre du peuple. Il fuit. La résistance se met en place sans lui. C’est alors que, dans l’ombre d’une grotte, un homme de rien, un musicien dont la silhouette ressemble à celle du Roi, se métamorphose peu à peu. Accompagné d’Hirut, sa gardienne, « nouvelle effigie de la Mère patrie », il surgit sur la crête de la montagne pour guider la nation dans le combat « contre une bête d’acier ».

 

Les azmaris accompagnés de leur masinko ont chanté l’histoire de ces femmes qui se sont levées et ont combattu, de ces hommes qui, comme Dawit, ont chargé les Italiens avec leur vieux fusil. Maaza Mengiste prend le relais, et dans cette moderne épopée éthiopienne, insuffle la puissance poétique des mythes anciens, universels. Le colonel Carlo Fucelli en voit la réincarnation dans ces montagnes éthiopiennes.

« Ce que nous élevons, ils l’abattront. Rome voudrait que je les traite comme de vulgaires brigands, mais ils vont se battre comme les fils ténébreux d’Apollon. Memnon avait Zeus pour bouclier, comment se fait-il que Rome ne le comprenne pas ? » Cette femme qui accompagne le Roi fantôme, c’est Penthésilée, la reine des Amazones.

À intervalle régulier, des voix surgissent comme issues des tragédies de la Grèce antique, un chœur qui chante le passé d’Aster, la déchéance de l’empereur, interpelle Hirut.

 

D’autres traces subsistent de ce temps, de ces femmes et de ces hommes disparus ou encore vivants. Il y a des films mais surtout les photos innombrables, images figées des armées et des soldats, beaucoup prises par Ettore Navarra, docile exécutant aux ordres du colonel Fucelli. On y voit des hommes jetés dans le vide, des femmes nues ou dénudées, Hirut et Aster prisonnières.

 

    Regardez-les, ces deux-là : ces femmes appuyées aux barbelés, que l’une empoigne à pleines mains comme si c’étaient des nœuds de soie. Regardez l’éclair lumineux qui bientôt consumera le camp ennemi et présage l’homme qui dévalera la colline, la jambe solide et sûre, le bras animé de fureur, en criant le nom de son fils. Ce que l’on voit ne peut expliquer ce qui est – Hirut et Aster appuyées aux barbelés que Hirut empoigne à pleines mains tandis qu’Aster lui dit : C’est ce soir qu’ils viennent nous chercher, ils vont tuer tous les gardes et nous libérer, tu dois être prête, c’est la cuisinière qui m’a prévenue. Et quand Hirut tourne la tête, dans les rayons qui la festonnent d’un halo de flammes, que peut donc voir l’œil nu, à part une jeune femme qui se réchauffe au soleil ? Que peut savoir cet œil de son unique requête : Je veux tuer moi-même le photographe. Que peut saisir l’objectif de sa clémence future, et de la rage accumulée toute une vie, qu’elle libérera enfin en rendant à un fils la lettre de son père ? Que peut savoir Ettore, après tout, des distances parcourues et des promesses tenues, des émotions muettes qu’elle n’a pas circonscrites à coups de morts futiles ? Que peut-il donc savoir ? Sinon ce qu’il voit en contemplant cette jeune femme qui empoigne la soie comme si elle était née pour s’en draper : une beauté inconcevable et farouche, assez puissante pour traverser les os, s’installer dans un cœur et le fendre à jamais.

 

 

Maaza Mengiste, Le roi Fantôme

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin

Éditions de l’Olivier 2022. 459 p.

Édition originale parue en 2019 sous le titre : The Shadow King

(Une mention particulière pour la magnifique traduction de Serge Chauvin)

 

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https://fr.wikipedia.org/wiki/Seconde_guerre_italo-%C3%A9thiopienne

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9sistance_%C3%A9thiopienne

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