Patrick Modiano, La danseuse

Edouard Boubat. Paris 1948

Il faut marcher à pas comptés pour déjouer le désordre et les pièges de la mémoire.

   

    Brune ? Non. Plutôt châtain foncé avec des yeux noirs. Elle est la seule dont on pourrait retrouver des photos. Les autres, sauf le petit Pierre, leurs visages se sont estompés avec le temps. D’ailleurs, c’était un temps où l’on prenait beaucoup moins de photos qu’aujourd’hui.

    Et pourtant certains détails demeurent assez présents. Il faudrait en faire une liste. Mais il serait très difficile de suivre l’ordre chronologique. Le temps qui a brouillé les visages a gommé aussi les points de repère. Il reste quelques morceaux d’un puzzle, séparés les uns des autres pour toujours.

 

Vertige de la mémoire. Vertige du temps, des années qui s’entassent, s’emmêlent, enfouissant dans un puits sans fond le passé, les visages, les lieux, les êtres.

Le narrateur de ce court roman vit dans le Paris surexposé de 2022, ville méconnaissable, envahie d’êtres étranges tirant des valises, portant des sacs à dos, ville semblable « à un parc d’attractions ou à l’espace "duty-free" d’un aéroport. »

   « Nous vivions des temps difficiles depuis trois ans, comme je n’en avais jamais connu de ma vie. Et le monde avait changé si vite autour de moi que je m’y sentais un étranger. »

 

    Ainsi depuis quelques jours me revenaient, par bribes, les images d’une période très lointaine de ma vie.

 

Sa mémoire des lieux est restée vive et le narrateur, au fil des pages, déploie toute une géographie parisienne, de part et d’autre de la Seine. il garde le souvenir précis de nombreux endroits :  la minuscule chambre qu’il occupait rue Chauveau-Lagarde dans le quartier de la Madeleine, le studio Wacker place de Clichy, l’appartement de la Porte de Champerret, La Boîte à magie, lieu de sa rencontre avec la danseuse.

 

    Nous suivons le boulevard Pereire, puis l’avenue de Villiers. L’air est tiède, presque comme en été, et pourtant il me semble bien que nous étions au mois de novembre. Et j’ai la certitude que les arbres n’avaient pas encore perdu leurs feuilles.

 

Ainsi dans le désordre chronologique du récit des repères temporels subsistent-ils liés à des sensations - le froid, la lumière - , à une routine du quotidien.

Comment le narrateur pourrait-il en dire davantage, lui, qui, en ce temps-là vivait « la période la plus incertaine de [sa]vie ». « Je vivais au jour le jour […]. Je me laissais porter par le courant. Je faisais la planche. » ?

 

La nuit dernière, j’ai tenté de faire une liste des personnes qui formaient autour d’elle un petit groupe.

 

La petite foule des personnages peuplant peu à peu ce récit découle toute entière de celle qui ouvre le premier chapitre, celle qui n’est jamais nommée et reste jusqu’à la fin « la danseuse ».

Il y a son fils le « petit Pierre », venu vivre avec elle l’année de ses sept ans. Le narrateur l’emmène parfois au cinéma, parfois au Bois de Boulogne, vient le chercher à la sortie de l’école, . « J’essayais de comprendre quelle avait été sa vie avant son arrivée un soir à la gare d’Austerlitz. Mais les souvenirs d’un enfant sont aussi fragmentaires que ceux qui me restent de ma jeunesse. » Une grande douceur émane de cette relation tout en retenue. « Le silence entre nous était un lien beaucoup plus fort que les paroles. »

En ce temps-là, accompagnant la danseuse à ses entraînements quotidiens auprès de Boris Kniaseff, professeur et chorégraphe de grand renom, il croise de nombreux danseurs, bien réels eux aussi, « danseurs de l’opéra et de music-hall, Jean-Pierre Bonnefous, Marpessa Dawn… » et d’autres dont il réussit plus tard à retrouver les noms. Mais ces silhouettes comptent peu, partenaires de passage. Seul importe le lien de la danseuse avec Boris Kniaseff, figure paternelle exigeante et salvatrice.

D’Horcine, l’ami d’enfance sans prénom, on ne connaîtra que sa présence protectrice.

Un autre homme joue un grand rôle dans le récit, dans l’ombre, à distance, Serge Verzini. En l’année 2022, le narrateur le reconnaît, l’interpelle. Mais l’homme, surgi de « la nuit des temps », ne se souvient pas, refuse de se souvenir, disparaît, nimbé de mystère. Sans doute cette rencontre fait-elle remonter à la surface les souvenirs enfouis. Il avait autrefois provoqué la rencontre du narrateur avec la danseuse, qu’il protège, débarrasse des fantômes gluants de son passé.

« Elle, c’est une très grande danseuse, vous savez » me dit Verzini.

 

Elle marchait sur les plaques de neige et de verglas, d’un pas léger

 

Au début de leur rencontre, tout lui semble flou autour d’elle. Dans son souvenir, son appartement est baigné d’une lumière voilée. « On aurait dit que, même de jour, cette lumière imprégnait ma vie. Une lumière jamais franche. » Mais la présence de la danseuse suffit à éclairer le sombre couloir qui conduit à la chambre glacée du narrateur et sa vie.

Peu à peu, elle confie au narrateur des bribes de son passé. Il veille sur son enfant, l’accompagne à ses cours de danse.

Elle l’entraîne dans de longues marches à travers Paris, elle lui transmet un peu de sa force légère.

 

    À la sortie de l’immeuble, vers une heure du matin, nous entendions le brouhaha des conversations, là-haut dans l’appartement. Autour de nous, au bord du bassin ou du canal, le silence. Les quais étaient éclairés par une lumière blanche. Il arrive que dans un rêve vous traversiez un quartier de Paris qui vous semble si lointain que vous avez de la peine, au réveil, à le situer exactement en consultant le plan. Et vous finissez par comprendre que ce quartier appartenait à une autre ville – Rome, Londres, Vienne, Anvers – et que, le temps d’une nuit, il s’était incorporé à Paris, du côté du bois de Boulogne ou bien du parc Montsouris. Ou ailleurs.

    Seul, je me serais perdu. Mais je lui faisais confiance. C’était elle qui me guidait.

 

Les danseurs n’ont pas besoin d’alcool, puisque la danse est le plus fort des alcools.

 

La danse est bien plus qu’un art. Elle est « une discipline qui vous permet de survivre », une discipline qui épuise le corps pour le rendre si léger qu’il semble que le danseur « s’envole sans efforts à quelques mètres du sol. »

« Incandescence, béatitude, ravissement, extase […], elle avait fini par penser que l’on aurait pu utiliser les mêmes mots pour parler de la danse. »

La danse a sauvé la danseuse de son passé, elle a le pouvoir de dénouer les nœuds qui l’enserrent. Les caresses de Pola et de Georges aussi dénouent parfois son corps. La danse l’a sauvée du chaos. « Sa vie antérieure ne l’intéressait plus du tout et elle s’était débarrassée d’elle comme d’une peau morte. »

 

Il y a tant de façons d’entrer en littérature

 

Dans la « période incertaine » que vit le narrateur dans sa jeunesse, la danseuse surgit comme l’exemple à suivre pour sortir de son « néant ». Elle lui montre comment mettre de l’ordre dans sa vie. Jusqu’ici, il a écrit – comme l’auteur lui-même – des paroles de chansons, mais il n’est pas encore écrivain. Un soir, il rencontre un étrange éditeur qui lui demande d’ajouter des épisodes à un livre écrit en anglais. « C’est une sorte d’exercice, un peu comme toi quand tu fais tes exercices à la barre. »

  

Ce jeune apprenti pensait ne jamais pouvoir rivaliser avec la danseuse. En 2023, il est pourtant parvenu à un sommet de cet art si difficile, dans ce récit tout imprégné de grâce, de légèreté, d’une lumière presque irréelle.

 

    Qu’étaient devenus la danseuse et Pierre, et ceux que j’avais croisés à la même époque ? Voilà une question que je me posais souvent depuis près de cinquante ans et qui était restée jusque-là sans réponse. Et, soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n’avait plus aucune importance. Ni la danseuse, ni Pierre n’appartenaient au passé, mais à un présent éternel.

    Je croyais que leur souvenir me venait comme la lumière vous vient d’une étoile morte il y a mille ans, selon les mots d’un poète. Mais non. Il n’y avait pas de passé, ni d’étoile morte, ni d’années-lumière qui vous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel.

 

 

Patrick Modiano, La Danseuse

Gallimard 2023. 96 p. 

 

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