Giorgio Bassani, Le Roman de Ferrare. Le Héron

Dans la pièce il n’y avait pas une seule chaise inoccupée. Chacune des personnes, chacun des objets qui s’y trouvait, y avait sa fonction précise. Il avait l’impression d’être devant un tableau encadré. Impossible de pénétrer dedans. Il n’y avait pas de place pour lui, pas d’espace suffisant. 

 

 

Un dimanche matin d’hiver à Ferrare, dans les années d’après-guerre, le réveil de l’avocat Edgardo Limentani sonne. Il est quatre heures ; « l’heure précisément à laquelle, il avait décidé de se réveiller. S’il voulait arriver à Volano une heure avant qu’il commence à faire jour, se dit-il, il n’avait pas une seule minute à perdre. Entre une chose et l’autre, se lever, aller aux waters, se laver, se raser, s’habiller, se mettre un peu de café dans l’estomac, etc., il ne parviendrait pas à monter en auto avant cinq heures. »

Dès son lever, la perspective de cette journée de chasse dans les marais qu’il a lui-même voulue, l’emplit d’un immense découragement.

 

Au long de cette interminable journée de la fin décembre, les heures s’égrènent une à une, lourdes de tergiversations, départs, arrêts, retardements. Il est neuf heures et quart lorsqu’il arrive au lieu du rendez-vous avec Gavino le rabatteur, dix heures et quart lorsqu’il prend place dans la tonne pour commencer l’affût. La chasse se termine. Que faire pour retarder le retour ? Manger, dormir.

    Il se réveilla brusquement, ne comprenant pas tout d’abord où il était. […] Il avait l’impression que depuis le moment où il s’était endormi, des heures et des heures s’étaient écoulées. Peut-être était-il déjà deux heures ou même trois heures du matin.

    Il alluma la lumière et se tourna sur le côté pour prendre sa montre sur le plateau de la table de nuit. Il jeta un coup d’œil au cadran. Il était cinq heures trois quart. Et sur-le-champ, éprouvant en même temps un soudain serrement d’angoisse, il comprit qu’il n’avait dormi qu’une heure. Le lendemain était loin, très loin. Entretemps s’ouvrait, terriblement difficile à traverser, l’immense abîme d’une nuit entière, de l’une des plus longues nuits de l’année.

 

Qui est-il ? Existe-t-il vraiment ?

Regardant son visage dans le miroir, il ne le reconnaît pas. Dès le matin l’envahit un « bizarre sentiment d’absurdité », « c’était comme si se levait entre lui et les choses qu’il voyait une sorte de mince et transparente plaque de verre. Les choses toutes d’un côté et lui, de l’autre, les regardant une à une et s’en étonnant. »

Quelle place est la sienne dans les temps qu’il traverse ?  Il n’est qu’un survivant.

Avocat, propriétaire terrien, il ne possède plus rien en propre, ayant dû faire donation de ses biens à sa femme dans les années fascistes. Il fut persécuté comme Juif et le voilà maintenant confronté à la montée en puissance des communistes, des revendications sociales. « Une fois de plus, il se revoyait assis au bord d’un fossé, seul au milieu des champs immenses, avec, autour de lui, une trentaine au moins d’ouvriers agricoles (des visages connus pour la plupart, et cela peut-être depuis des années et des années…), lesquels, brandissant leurs pioches et prêts à les lui laisser tomber sur le crâne, lui demandaient la révision immédiate de leur contrat de travail. »

Bellagamba, lui, fasciste, ex-caporal de la milice, obséquieux, feignant d’être honoré de l’accueillir à la table de son restaurant, dans son hôtel, semble plus prospère que jamais. Le passé fasciste est partout présent, dans les êtres, dans les bâtiments.

Et son corps, quel encombrement. Quel ennui de ne pouvoir soulager son intestin, d’avoir à chercher un endroit pour s’arrêter, d’avoir faim et de ressentir un dégoût dès la première bouchée. Est-il même encore capable de faire l’amour à une femme ? Faut-il être réduit à la trivialité de toutes ces contraintes physiques, qui s’ajoutent aux petites humiliations qui jalonnent aussi cette journée.

 

Les choses du passé disparaissent, les paysages sont méconnaissables. La Valle Nuova avait changé de physionomie, « de ce pas, d’ici quinze ans, les pompes de drainage du Consorzio Bonifiche auraient aspiré toute l’eau qui restait ».

C’est dans la solitude des Valli qu’il espère trouver l’apaisement, une certaine sérénité. Les multiples noms de lieux qui jalonnent le trajet sont comme autant de promesses de soulagement.

« Quand il fut arrivé juste en dessous de Pomposa, tournant à droite, il prit la Romea, et puis, quelques centaines de mètres plus loin, il s’engagea, à gauche, sur la route tout entière en épingles à cheveux qui s’enfonçait de biais dans les marais. Il respira profondément. Vers le sud, à perte de vue, il voyait la vaste étendue quasi marine de la Valle Nuova, et vers le nord, les arides terrains de bonification délimités au fond par la raie noire et ininterrompue de la Mesola. Il se sentait si calme, maintenant, si plein d’énergie et de confiance (il faisait froid et il avait mis en marche le chauffage : néanmoins, il lui semblait que l’air des lagunes pénétrait tout de même à l’intérieur de l’auto pour lui dilater les poumons), il se sentait si bien, en somme que, quelques instants plus tard, quand il eut dans la bouche un brusque goût d’acide, il n’en fut même pas tellement contrarié. 

 

Ayant convaincu Gavino le rabatteur de prendre un fusil et de se mettre à l’affût plus loin avec sa chienne, il s’installe seul dans la tonne, presque immergé dans ce paysage où l’eau se mêle à la dense végétation des marais. Tandis que retentissent les coups de fusil de Gavino, lui ne tire pas. Il regarde, émerveillé, canards sauvages, souchets, foulques, courlis.

    Une foulque aussi qui, plus tard, était passée comme une flèche à côté de lui, toute proche, avec un sifflement de projectile, elle aussi, plus que l’avoir vue réellement, il lui semblait l’avoir rêvée. L’oiseau passait obliquement, en sifflant, à Dieu sait combien de kilomètres à l’heure. Et pourtant il avait eu la possibilité de l’observer dans tous ses détails : exactement comme s’il avait été immobile, photographié, bloqué là entre ciel et terre à jamais. Les plumes d’un noir d’ardoise, légèrement teintées, sur le dos, de jaune olive. La tête, le cou et le dessous de la queue noirs. Les parties inférieures un petit peu plus claires. Les pointes des ailes blanches. Le bec plat et bleuâtre. Les pattes vertes, nuancées d’orange vers les cuisses. L’iris rouge, écarquillé, vitreux. Comme cela ne peut arriver que dans les cauchemars, en un instant – celui précédant la seconde où le fusil à cinq coups de Gavino, le saisissant au vol, le fasse s’écrouler dans l’eau comme un paquet – il avait réussi à tout voir, à tout noter, et à penser à tout, entre-temps, à tout sauf à épauler le Krupp et à presser sur la détente.

Alors, surgit l’événement qui fait basculer le récit, un héron, aperçu peu avant, qui revient, risquant à tout instant de recevoir la balle fatale. Dans un long suspense, les lignes détaillent chaque instant de la marche inconsciente de l’oiseau vers la mort, de ce face à face entre le héron et le personnage.

Mais, se dit-il soudain, comme cet oiseau se faisait des illusions ! Et il se faisait des illusions à un point tel (d’accord, il allait arriver au banc de sable ; mais, avec tout le sang qu’il venait de perdre, la chienne, lancée sous peu à sa recherche, n’aurait pas la moindre difficulté à la dénicher), oui, c’était clair, ce pauvre idiot se faisait des illusions à point tel que si l’idée de le tuer ne lui avait pas semblé se tuer lui-même, il aurait immédiatement tiré sur lui. Et de la sorte, ce serait fini, au moins.

L’oiseau meurt et rejoint le gibier entassé dans le coffre de sa voiture, dont il lui faut à tout prix se débarrasser. Un héron empaillé sera d’un très bel effet, lui dit-on.

Il s’arrête, fasciné, devant la devanture de l’empailleur de Codigoro. « Par-delà cette glace, le silence, l’immobilité absolue, la paix. » La mort, la pensée de la mort n’ont plus rien d’effrayant.

Observant, comme au petit matin, son visage dans la glace, déjà recouvert de la poussière des ans, « il sentait lentement faire son chemin en lui, confuse encore et pourtant riche de mystérieuses promesses, une pensée secrète qui le libérait, qui le sauvait. »

« Et comme on se sentait bien, tout de suite, à la seule pensée d’en finir avec tout ce monotone train-train, manger et déféquer, boire et uriner, dormir et veiller, bouger et rester immobile, en quoi consistait la vie ! »

 

Tout s’éclaire, on comprend soudain cette obsession du détail, la minutie des descriptions, la perfection d’une écriture qui devait conduire Edgardo Limentani précisément à cette décision : après avoir rencontré la beauté de ce héron si fragile, presque surnaturel,  en finir, s’en aller sur un simple « Bonne nuit ».

 

Giorgio Bassani, Le Roman de Ferrare. Le Héron

Quarto Gallimard 2006 – Première édition italienne : 1968

Traduction de l’italien de Michel Arnaud (1971), révisée d’après le texte de l’édition italienne définitive par Vincent Raynaud

Dans son roman de terrain, "Le Bosquet", Esther Kinsky séjournant dans les Valli près de Ferrare, marche sur les pas d'Edgardo Limentani, hypnotisée elle aussi par la beauté des oiseaux et particulièrement des hérons.

https://leslecturesdedamecerise.over-blog.com/2023/07/esther-kinsky-le-bosquet-roman-de-terrain.html

bassani littérature italienne ferrare

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