Giorgio Bassani, Le Roman de Ferrare. Le Jardin des Finzi-Contini

Dans son « Roman de terrain », Le Bosquet, Esther Kinsky , grande amoureuse de l’Italie et de l’œuvre de Giorgio Bassani, marche sur les traces des personnages de ses romans, à Ferrare, dans les marais. C’est l’hiver, elle voudrait voir le jardin des Finzi-Contini sous la neige, la rue qui y conduit. Elle s’installe dans les Valli où part chasser Edgardo Limentoni, le personnage principal du Héron. Cette quête est vaine, elle le sait, ces personnages sont fictifs.  Mais les lieux dont elle s’imprègne ouvrent notre imaginaire à la lecture. La mort et la mémoire des morts aussi sont au cœur de ces récits, hantés par l’histoire des Juifs de Ferrare, leur place dans la société de leur temps, leur vie et leur destin dans les années mussoliniennes et dans l’après-guerre.  

    « Papa, demanda encore Giannina, pourquoi les tombes anciennes vous rendent-elles moins triste que les tombes plus récentes ? »

    « C’est facile à comprendre, répondit-il. Ceux qui sont morts depuis peu sont plus proches de nous     et justement à cause de cela, nous les aimons plus. Tandis que, vois-tu, les Étrusques, il y a si longtemps qu’ils sont morts – et de nouveau c’était une belle histoire qu’il racontait – que c’est comme s’ils n’avaient jamais vécu, comme s’ils avaient toujours été morts. »

   « Mais non, déclara-t-elle avec douceur, en disant cela, tu me fais penser au contraire que les Étrusques ont vécu eux aussi, et je les aime aussi, comme tous les autres. »

 

  « Depuis plusieurs années, je désirais écrire sur les Finzi-Contini – sur Micòl et sur Alberto, sur le professeur Ermanno et sur madame Olga – et sur tous ceux qui, quelque temps avant qu’éclate la dernière guerre, fréquentaient la maison du corso Ercole I d’Este, à Ferrare. Mais l’impulsion, l’incitation à le faire vraiment, je ne la reçus qu’il y a un an, un dimanche d’avril 1957. » Ce jour-là, se rendant dans le cimetière étrusque de Cerveteri, le narrateur se souvient de la tombe monumentale des Finzi-Contini dans le cimetière israélite de Ferrare, marque de l’importance de cette famille. Et son cœur se serre à la pensée que seul Alberto y repose. Elle est vide des corps de tous les déportés.

 

Giorgio commence à raconter en 1959, trente ans après sa première rencontre directe avec Micòl, côtoyée depuis toujours sur les bancs de la synagogue. « En 1929, elle n’était guère plus qu’une enfant, une fillette de treize ans maigre et blonde avec de grands yeux clairs, magnétiques. Et moi, j’étais un jeune garçon en culotte courte, très bourgeois et très vaniteux, qu’un ennui scolaire suffisait à jeter dans le désespoir le plus puéril. Nous nous regardions fixement, l’un l’autre. Au-dessus d’elle, le ciel était bleu et compact, un ciel chaud et déjà estival, sans le moindre nuage. Rien ne pourrait le changer, ce ciel, et rien, effectivement, ne l’a changé, du moins dans le souvenir. »

Ce jour-là, manquant d’audace, il n’escalade pas le mur à la suite de Micòl, il n’entre pas dans le Jardin merveilleux. Il ne perce pas le mystère de cette famille, dont le père de Giorgio réprouve l’isolement volontaire, les accusant de regretter le ghetto.

Huit ans plus tard, en 1938, les premières lois raciales sont promulguées, les Juifs peu à peu exclus de nombreux lieux, à commencer par le club de tennis, la bibliothèque… Micòl et son frère Alberto accueillent dans leur immense parc niché au cœur de Ferrare, pour des parties de tennis et de luxueuses collations, tout un groupe de jeunes gens, Juifs pour la plupart. Ils y trouvent un peu de l’insouciance que la société fasciste leur refuse.

Micòl entraîne Giorgio dans de longs vagabondages à deux, tente de lui faire partager sa passion pour les arbres, le guide sur les lieux aimés de son enfance. C’est une étrange jeune fille. Elle veut vivre, être libre, s’échapper, perçoit les signes de la disparition des êtres et des choses, tient des propos douloureusement fatalistes.

« Regarde plutôt là-bas la périssoire, et admire, je t’en prie, avec quelle honnêteté, avec quelle dignité et avec quel courage moral elle a su tirer de sa totale perte de fonction les conséquences qu’elle devait en tirer. Les choses, elles aussi, meurent, mon cher. Et alors, puisqu’elles doivent mourir, eh bien, mieux vaut les laisser mourir. De plus, cela a beaucoup plus de style, tu ne crois pas ? »

Elle est très proche, et soudain elle s’échappe sans prévenir, laissant Giorgio à son obsession amoureuse et à ses questions sans réponse. Cet amour, plus tard déclaré et repoussé, devient insistant, violent, sadique et masochiste.

« Le long laps de temps qui suivit, jusqu’aux fatals derniers jours d’août 1939, c’est-à-dire jusqu’à la veille de l’invasion de la Pologne par les nazis et de la drôle de guerre, je me le rappelle comme une sorte de lente et progressive descente dans l’entonnoir sans fond du Maëlstrom. »

Pourquoi m’obstinais-je à revenir tous les jours en un lieu où, je le savais, je ne pouvais récolter qu’humiliations et amertume ? »

 

La réponse n’est pas seulement dans sa passion pour Micòl. il souhaite depuis toujours entrer dans cette famille de la grande bourgeoisie au comportement aristocrate, d’autant que ses relations avec sa famille, son père particulièrement, sont difficiles. Il lui reproche son aveuglement en faveur de Mussolini, même après la promulgation des premières lois raciales. Aussi trouve-t-il en la personne du père de Micòl, une autre figure paternelle qui lui ouvre les portes de son immense bibliothèque. Ils partagent la même passion pour les lettres et chaque jour. Il s’y rend chaque jour pour travailler à son mémoire.

 

À la fin du récit, rentrant chaque nuit chez lui, à une heure avancée de la nuit, il s’agace de trouver son propre père éveillé, inquiet, patient. Une nuit pourtant, il s’installe près de lui, et s’engage une discussion franche et affectueuse.

« Dans la vie, si l’on veut comprendre vraiment ce que sont les choses de ce monde, il faut mourir au moins une fois. Et alors, étant donné que c’est là la loi, mieux vaut mourir jeune, quand on a encore beaucoup de temps devant soi pour se relever et ressusciter… »

« Ne va plus chez eux. Recommence à travailler, occupe-toi de quelque chose, mets-toi-même à donner des leçons particulières, car j’entends dire autour de moi qu’elles sont en grande demande… et n’y va plus. Entre autres choses, ce serait plus viril. »

Ainsi Micòl disparut-elle de sa vie, quatre années avant de mourir en déportation.

 

    Il est certain que, comme présageant sa mort prochaine et celle de ses parents, Micòl répétait continuellement à Malnate aussi que son avenir démocratique et social la laissait totalement indifférente, qu’elle abhorrait l’avenir en soi, lui préférant de beaucoup « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » et plus encore le passé, « le cher, le doux, le charitable passé. »

   Et comme ce n’étaient là, je le sais, que des mots, les habituels mots trompeurs et désespérés que seul un véritable baiser eût pu l’empêcher de proférer, que justement de ces mots et non d’autres soit scellé ici le peu de choses que le cœur a su se rappeler.

 

 

Giorgio Bassani, Le Roman de Ferrare. Le Jardin des Finzi-Contini

Quarto Gallimard 2006 – Première édition italienne : 1962

Traduction de l’italien de Michel Arnaud (1964), révisée d’après le texte de l’édition italienne définitive par Vincent Raynaud

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Jardin_des_Finzi-Contini_(film)

https://leslecturesdedamecerise.over-blog.com/2023/07/esther-kinsky-le-bosquet-roman-de-terrain.html

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