Scholastique Mukasonga, Un si beau diplôme !

Femme de Djibouti. Photo PM

Scholastique Mukasonga, écrivaine franco-rwandaise qui vit en France depuis 1992, est entrée en littérature avec un récit beau et bouleversant,  Inyenzi ou les Cafards.[i] « Inyenzi », c’est le nom que les Hutu donnaient aux Tutsi, plusieurs fois déportés dans leur propre pays, relégués loin de leur région d’origine – le « vrai Rwanda » -  , dans une savane hostile, « la demeure des grands animaux sauvages, infestée par la mouche tsé-tsé ». Presque tous y furent massacrés lors du génocide de 1994.

Après plusieurs œuvres de fiction dont l’une, Notre-Dame du Nil, fut récompensée par le prix Renaudot en 2012, Scholastique Mukasonga renoue avec l’autobiographie.

 

« À Cosmas, mon père,

    Pour qui seule l’école pouvait sauver la mémoire.

 

     Aux premiers chants d’oiseaux, bien avant l’aurore, mon père me réveillait : « Henuka ! Henuka ! Lève-toi ! Lève-toi ! L’école t’attend ! »

 

« J’ai passé la moitié de ma vie à courir après un diplôme. Ce n’était pourtant pas une thèse de doctorat, de celles qui restent en chantier toute une vie et couronnent enfin une brillante carrière universitaire : non, ce n’était qu’un modeste diplôme d’assistante sociale. »

 

Telles sont la dédicace et les premières lignes de ce récit d’une femme forte, récit non dénué d’humour comme en atteste l’ironie du titre. Le chemin vers l’obtention de ce diplôme fut semé d’embûches puisqu’il lui fallut, d’abord, à elle, femme tutsi, intégrer le prestigieux lycée Notre-Dame de Cîteaux de Kigali, puis être admise à l’École sociale de Karubanda, à Butare. « En 1973, comme toutes mes camarades tutsi, je fus chassée de l’école de Karubanda ». Contrainte à l’exil dans le Burundi voisin, elle est acceptée à l’École d’assistantes sociales de Gitega, « sans avoir à redoubler ». Le précieux diplôme chèrement gagné en mains, elle découvre qu’il ne lui donne aucun droit à un poste de fonctionnaire puisqu’elle est rwandaise.  La voici à la rue, sans logement, sans emploi. Brandissant son « précieux sésame », elle aborde les passants.

Un jour la chance lui sourit, elle est embauchée par le chef d’un projet UNICEF.

    « Ainsi, pendant cinq années -c’était le temps imparti au projet –, j’ai parcouru les collines de la province pour contribuer à améliorer les conditions de vie des mères et de leurs enfants. Ce fut pour moi une période heureuse pendant laquelle j’exerçai pleinement la profession que j’avais choisie. J’en ai gardé jusqu’à aujourd’hui la nostalgie.

       J’avais retrouvé une foi indéfectible en mon diplôme. »

Ce diplôme pourtant perdit à nouveau toute valeur quand, suivant son mari français, Scholastique Mukasonga tenta de le faire valoir pour trouver un travail à Djibouti, puis en France. Il lui fallut reprendre ses études depuis le début et obtenir un diplôme français !

 

Le récit de cette interminable formation, d’une école à l’autre, est aussi celui de « la lancinante désespérance de l’exil », récit de solitude, de dénuement, peuplé de personnages pour certains inquiétants.

L’emprise religieuse, très forte aussi dans l’éducation et l’enseignement rwandais, est incarnée au Burundi par la directrice de l’école d’assistantes sociales, sœur Mariette, dont l’autorité était absolue.

« Je pensais souvent à l’œil unique de Dieu qui, à l’école primaire de Nyamata, au-dessus du tableau noir, proclamait en grandes lettres rouges : " Dieu voit tout, Dieu entend tout, Dieu sait tout, Dieu est partout." À Gitega, sœur Mariette voyait tout, entendait tout, savait tout, était partout. Car si, à Nyamata, Dieu n’avait qu’un œil, à Gitega sœur Mariette en avait deux."

Sur la ville de Gitega, régnait une autre figure tyrannique aux « lubies sadiques », entourée de chiens féroces et meurtriers, le gouverneur Septime Bizimana, qui veillait lui aussi sur la vertu des élèves, futures « bonnes épouses ». Pourtant, munie de son diplôme et de son contrat de travail à l’UNICEF, la narratrice n’hésita pas à forcer toutes les portes pour exiger de lui un logement décent. Il lui confia les clés d’une grande maison de briques rouges entourée de dépendances, habitées par les rats, les chauves-souris et les fantômes. Elles furent bien vite remplies de jeunes filles qui, sous la houlette de Scholastique constituèrent une « véritable république féminine ».

« Je ne sais plus si y régnait vraiment l’harmonie d’un phalanstère mais, au retour du travail, la cuisine se faisait en commun et la soirée se prolongeait par des chants et des danses. A la clarté vacillante d’une lampe tempête, nous échangions nos rêves de jeunes filles. Je ne veux pas savoir combien se sont réalisés. »

Ainsi l’exil n’est-il pas seulement « nostalgie et tristesse ». Certes, la solidarité des réfugiés rwandais liés à sa famille, sur laquelle contait son père, dans sa grande bonté que d’aucuns appelleraient naïveté, n’est pas à la hauteur de ses espoirs. Mais il y a Mélodie, sa grande amie, soudain survenue, dont l’optimisme était « inaltérable comme le soleil ». Il y a aussi Antoine, son frère qui les accueille pour l’été à Bujumbura, Antoine et sa beauté, son élégance, son dévouement total et discret à ses sœurs, dont la présence irradie la pauvre cour du « petit Rwanda » reconstitué dans ce faubourg de la capitale.

 

L’exil est aussi voyage, découverte de multiples lieux dont les noms, d’abord étranges, deviennent vite familiers et le récit prend le temps qu’il faut pour évoquer les villes contrastées du Burundi. À Gitega, l’ancienne ville coloniale peuplée de fonctionnaires, d’expatriés, d’experts d’organismes internationaux fait face à l’ancien quartier indigène, le camp swahili ; entre les deux se trouve le marché et ses quelques commerces, l’épicerie tenue par un Grec,  celle concurrente du Pakistanais, et la boulangerie du Grec Magnatis, dont les pains ronds sont l’objet de toutes les convoitises. Pour se rendre à Bujumbura, la capitale, il faut passer par Bugarama où l’on vend des fraises, des légumes, des glaïeuls et d’où l’on voit les « derniers lambeaux de la forêt primaire rongée peu à peu par les plantations de thé. ».   

« Descendre de l’avion sur le tarmac de l’aéroport de Djibouti-Ambouli est toujours une descente en enfer. C’est comme si vous tombiez soudain au cœur d’une fournaise. […] Comment allais-je vivre là où il n’y avait apparemment ni champs de patates douces ni bananeraies ? Et les vaches ! La seule que j’aperçus au bord de la route de l’aéroport, pauvre bête aux côtes saillantes, broutait du carton dans une poubelle. » Pourtant, ce qui surprend le plus la narratrice dans ce lieu dont elle découvre finalement la beauté, c’est de découvrir une Afrique musulmane qui fut colonisée, mais non évangélisée contrairement au Burundi et au Rwanda où « pour entrer à l’école, le certificat de baptême, emblème de l’homme civilisé, était obligatoire. » Elle y découvre aussi les terribles mutilations subies par les femmes, au nom de la coutume.

 

 

Voyager, c’est aussi revenir, revoir les lieux où sa famille vécut et mourut sous les coups des génocidaires, rechercher les restes de la pauvre boutique de son père Cosmas, se souvenir de Candida qui aurait pu devenir championne de course à pied si les femmes avaient eu le droit de concourir. Mais le Rwanda a changé, les villes se transforment, le poids des traditions s’est allégé, les femmes sont partout, au gouvernement, au volant des bulldozers, elles sont médecins, agronomes, femmes d’affaires. Elles choisissent leur mari !

Dans un grand éclat de rire, Faustin, le chauffeur de taxi déclare : « C’est ça le Rwanda nouveau, mama ! »

 

Scholastique Mukasonga, Un si beau diplôme !

Gallimard 2018, 186p.

 

Dans son récit, l’auteure revient sur la grande cérémonie qui se déroula le 7 avril 2014 au stade Amahoro et à laquelle elle a assisté.  

 

 Au stade aussi, une intense émotion avait saisi la foule. Des cris de souffrance s’élevaient de toutes parts, des spectateurs étaient la proie de crises de trauma. Les équipes d’urgence évacuaient ceux que terrassait la douleur. Moi qui croyais, grâce à l’écriture, avoir pris le dessus et le contrôle de mon histoire, la souffrance m’a ressaisie soudain, aussi vive, me semble-t-il, que vingt ans plus tôt lorsque j’avais reçu cette lettre qui me donnait la liste de trente-sept noms, ceux des membres de ma famille qui avaient été assassinés. Alors, j’avais été incapable de pleurer, mais, au milieu des miens, de cette foule porteuse d’un deuil qui est le contraire de l’oubli, j’ai pu pleurer avec les autres, avec tous ceux qui occupaient les gradins au-dessus, au-dessous de moi, avec le stade tout entier, j’ai pu pleurer en silence, laisser mes larmes couler, couler sur mes joues, ne pas les essuyer, les laisser me caresser, me consoler, me laver de l’intérieur de tout ce remords d’être encore là, vivante, m’appuyant sur tous ceux qui étaient là, à mes côtés, qui me soutenaient dans la même douleur pour ne pas s’effondrer…

   Le président Kagame a prononcé son discours dans un silence absolu. Les journalistes n’en ont retenu qu’une phrase en français. Moi, j’ai noté un passage qui aurait pu servir d’épigraphe à beaucoup de mes livres :

 

   L’héritage le plus dévastateur de la domination européenne sur le Rwanda fut la transformation des distinctions sociales en « races ». Nous fûmes classés, disséqués, la moindre différence était magnifiée, grossie, exagérée suivant un modèle inventé et importé d’ailleurs… Il s’agissait de légitimer la prétention coloniale de « civiliser » les populations inférieures, ce que nous ne sommes pas.

   Cette idéologie était déjà admise en Europe au XIXe siècle et elle fut expérimentée et appliquée grâce à l’influence des missionnaires qui s’établirent ici. Deux mille ans d’histoire du Rwanda furent réduits à l’état de caricature fondée sur des extraits de la Bible ou sur des mythes racontés aux explorateurs.

 

https://www.google.com/maps/d/edit?mid=1jYjvMdshA9xNqHWYjacJV9rhaTd_ZTN7&ll=-0.24161259675590152%2C16.429345612500015&z=5

[i] Collection Continents noirs, 2006, « Folio » n° 5709

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