Laurence Cossé, La Grande Arche

Belle à couper le souffle. Colossale mais pas tant que ça. D’un blanc de neige sur le bleu du ciel. Éblouissante, au sens premier, à faire mal aux yeux. De proportions parfaites, c’est peu dire : la perfection posée.

 

    Nécessaire. Empêchant aujourd’hui d’imaginer un autre monument à cet endroit clé.

 

La Grande Arche de la Défense, immense cube de verre et de pierre construit dans l’axe des Champs Élysées et de l’Arc de triomphe de l’Étoile, méritait bien d’être le personnage principal d’un roman, dans la lignée de la vénérable Notre-Dame de Paris, dont le tragique incendie pourrait d’ailleurs inspirer un nouveau Victor Hugo. Laurence Cossé se lance à corps perdu, avec brio et fougue, dans cette entreprise presque aussi folle que la construction même du monument, mais sans les compromissions et trahisons. Dans ce thriller hors norme, roman vrai des années 80, les multiples détails techniques jouent un rôle de premier plan.

Pour y parvenir, il fallait beaucoup apprendre sur le monument, sa construction, le contexte politique, le milieu de l’architecture et de l’urbanisme. Laurence Cossé rencontra tous les protagonistes encore vivants, dans une quête pleine de surprises, plus romanesques les unes que les autres. Elle se rendit au Danemark, s’imprégna de l’esthétique des églises construites auparavant par l’architecte et tenta de comprendre un peu mieux la mentalité de ce peuple, si différente de la nôtre. Elle visita les archives, constata le peu de traces laissées en France par l’architecte, qui attend qu’enfin un livre lui soit consacré, après celui de Laurence Cossé. Chacun de ces moments aiguise son intérêt pour l’architecture, et le nôtre puisque nous suivons son regard curieux sur le « délicat bunker » qui abrite les archives du Ministère des affaires étrangères, la Cariatide de la rue Turbigo, et de multiples autres lieux secrètement liés au grand cube. Cherchant à s’approcher de la vérité, elle croise les récits et les points de vue, sur les faits et les personnes, notamment l’architecte et sa femme.

 

 

    « La scène se passe à l’Élysée, il y a très longtemps : dans un petit salon du palais, le 25 mai 1983. Se tiennent là des proches de François Mitterrand, assez excités. Ils ont la conviction de vivre un pur moment de pouvoir, et ce n’est pas faux. Robert Lion va ouvrir l’enveloppe cachetée qui renferme le nom du lauréat du concours international d’architecture Tête-Défense. Autour de lui on reconnaît Jean-Louis Bianco, Jacques Attali, Yves Dauge, Éric Arnoult, plus connu sous le nom d’Éric Orsenna, quelques journalistes choisis.

    La matinée s’achève. Le président vient de trancher. Après cinq semaines d’hésitation, il a choisi parmi les quatre projets finalistes celui qui va être construit. Ce sera cette Arche très pure dont on a dressé la maquette dans la salle des Fêtes de l’Élysée, avec les trois autres. Ce cube ouvert auprès duquel il a mené beaucoup de ses amis durant ces cinq semaines : Celui-ci, là. Qu’en pensez-vous ?

    Ce sera celui-là. C’est dit. Robert Lion a présidé le concours, il lui revient de décacheter l’enveloppe. Il est ravi. Lui aussi est séduit par l’Arche, c’est peu dire : il a tout fait pour amener le président à prendre la décision arrêtée à l’instant. Et ce n’est pas facile d’influencer quelqu’un qui tient autant que Mitterrand à décider souverainement. On ne lui souffle pas ses choix. Le président consulte mais il a l’esprit de contradiction. Que soudain le soupçon lui vienne qu’on pourrait avoir de l’ascendant sur lui, il n’est plus là. Enfin, Lion connaît par cœur la chorégraphie. Il n’a pas ménagé sa peine, depuis un mois il est allé à l’Élysée tous les trois jours, mais il est parvenu à ses fins. C’est l’Arche qui sera construite, malgré ses cent mètres de haut. 

    Cela faisait quinze ans que cela durait. Quinze ans qu’on avait réservé à la Défense, à l’endroit baptisé Tête-Défense, un vaste emplacement pour y construire quelque chose de bien. Quelque chose qui finirait en beauté le quartier de la Défense, mais surtout, à cette extrémité de l’axe dit historique, qui pourrait s’aligner avec le Louvre et les Tuileries, la Concorde et son obélisque, les Champs- Élysées et l’Arc de triomphe. »

Pendant quinze ans, au gré des gouvernants, les projets varient, des noms d’architectes sont lancés, retirés, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. La Grande Bibliothèque, l’opéra Bastille, le Grand Louvre et sa pyramide, la Grande Arche de la Défense, Le Ministère de l’économie et des finances à Bercy, l’Institut du Monde arabe, le parc de la Villette avec le Musée des sciences et des techniques et la Cité de la musique, le musée d’Orsay : d’Est en Ouest, les Grands Travaux seront un marqueur majeur de ses deux septennats.

Huit-cent-quarante-sept candidats se sont inscrits au concours, quatre-cent-vingt-quatre dossiers strictement anonymes ont été étudiés. Le suspense est à son comble. Quelle star mondiale de l’architecture sortira de l’enveloppe ? Le dossier choisi est celui d’un Danois, Johan Otto von Spreckelsen. Personne, en France, n’a jamais entendu ce nom. Il n’appartient à aucune agence d’architecture, a élaboré son projet avec le seul concours d’un ingénieur, Éric Reitzel. On se renseigne, on envoie au Danemark un émissaire chargé de dénicher l’architecte injoignable et de l’amener à Paris où il est reçu dans une ambiance euphorique, lourde déjà de malentendus.

 

Commence alors une course contre la montre de six années. Construire le cube ouvert imaginé par Spreckelsen est un défi technique, « le sommet des difficultés que l’on puisse rencontrer simultanément ». Fait inédit, il faut associer les compétences du génie civil et celles du bâtiment tout en trouvant ou inventant les matériaux capables de réaliser le rêve de l’architecte : le marbre, le verre qui couvriront les parois, les nuages dessinés à l’intérieur du cube. Il faut monter la mégastructure du bâtiment et concevoir l’aménagement intérieur, tâche bien difficile quand les maîtres d’ouvrage peinent à décider de la destination de ce bâtiment.

Il faut faire vite car les élections législatives approchent. Sur tous les grands travaux, il faut passer le cap de l’irréversible avant un éventuel changement de majorité.

1986. L’Assemblée nationale bascule à droite et décide un plan d’économie sur les grands travaux mitterrandiens. L’État se désengage du projet, cherche à imposer le « Nabab de la Défense », le promoteur Pellerin. Débute une « bataille politico-financière d’une violence inimaginable ». « C’est Florence sous les Médicis ». Il faut densifier les constructions autour de l’Arche, ces « collines » pour lesquelles Spreckelsen avait imaginé des petits cubes, dans un environnement arboré.

C’est le coup de grâce pour l’architecte qui avait déjà dû renoncer à son nuage de verre, modifier les aménagements intérieurs, lutter pour conserver sa conception des façades. Pour un Danois, il est inconcevable que des projets soient modifiés au gré des gouvernants. « Pour lui, on était comme les Grecs pour Madame Merkel » dit l’un des protagonistes.

Il jette l’éponge.

« C’est la première fois dans l’histoire de l’architecture contemporaine qu’un architecte démissionne, du moins d’une entreprise d’une telle ampleur. […] On a vu des architectes frustrés, des architectes vengeurs. On en a vu changeant de prince. Mais un architecte écœuré, couvert de bleus, fatigué de se battre et pourtant assez grand seigneur pour demander le divorce en secret et laisser tout à l’autre, on n’a jamais vu ça. »

Paul Andreu, architecte renommé, associé à Johan Otto von Spreckelsen depuis le début des études, mène à son terme la construction, jusqu’à l’inauguration lors des commémorations du bicentenaire de la révolution française. Johan Otto von Spreckelsen est mort, François Mitterrand commence un second mandant le 8 mai 1988.

Pendant douze mois, des ouvriers acrobates aux nerfs d’acier ont installé l’habillage de verre ; pendant dix-huit mois, ils ont accroché les plaques de marbre, construit le toit, la partie la plus périlleuse. Plongée dans l’histoire de la construction, la narratrice découvre avec stupeur que tout chantier, si bien préparé soit-il, connaît des échecs, des erreurs qu’il faut réparer.

« Il n’est pas facile d’admettre que l’aléa règne aussi sur un chantier moderne hyper-sophistiqué et qu’au fond celui-ci n’est qu’une succession de tâtonnements, comme avant lui la consolidation des grottes dans la préhistoire ou, un peu plus tard, l’élévation des mottes féodales. On a beau disposer dans le cas qui nous intéresse de dizaines de polytechniciens, de milliers de plans, d’une modélisation informatisée, d’une perfection formelle à battre des mains, les piliers en sous-sols ne sont pas assez costauds, il faut s’y reprendre à deux fois pour réussir le soubassement… Et le chantier ne fait que commencer. »

 

Laurence Cossé, immergée avec passion dans les détails techniques, captivants, de cette construction, porte aussi un regard très critique sur certains errements de cette époque et de cette histoire. Dans son récit, il est plus d’une fois question de gabegie, dans le faste des réceptions offertes pour l’inauguration, dans la légèreté avec laquelle Mitterrand et Spreckelsen imposèrent le choix d’un marbre superbe mais incapable de résister au temps, dans l’absence de réel projet pour la destination de ce monument qui est peut-être « une magnifique et monumentale structure parfaitement gratuite. » Elle prend soin de préciser que Spreckelsen, comme tous les architectes, est très bien payé, qu’il n’a pas oublié de faire valoir son droit à l’image. Elle relève son désintérêt pour l’aménagement intérieur, son projet ne faisant presque aucun cas du bien-être des futurs occupants. Certains des protagonistes l’ont dit dépassé par l’échelle du chantier.

Mais on retiendra sa fascination pour le génie absolu qui dessina cette forme si simple et si parfaitement adaptée à son environnement ; pour ce héros tragique au destin christique, qui vécut un « assassinat moral » avant de céder à la maladie qui le terrassa.

« Une vie dans l’ombre. Puis trois années de vie publique. Un chemin de croix et la mort. Il y a quelque chose de christique dans cette histoire.

   Et il y a quelque chose de luciférien, si tant est que Lucifer soit la figure métaphysique du refus de voir l’esprit s’incarner. Le Christ a vécu la croix, puis la gloire. Spreckelsen, à l’inverse, a connu la gloire avant de parcourir son espèce de chemin de croix. Son désir d’absolu a été porté à un tel degré de violence qu’il en est devenu négatif. Plutôt rien que l’inscription de l’esprit dans l’imperfection de la réalité. Plutôt abandonner que cautionner l’altération de l’œuvre de l’esprit. Plutôt mourir. »

 

Laurence Cossé, La Grande Arche

Gallimard, 2016. 355p.

 

 

https://www.franceculture.fr/emissions/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/la-grande-arche

 

Un film consacré à Johan Otto von Spreckelsen :  Dan Tschernia, Homage to humanity (2015)

https://www.youtube.com/watch?v=n4DUbNf5GSw&feature=youtu.be

(extrait)

 

 

Bonnes feuilles

 

    À l’époque, personne ne possède un ordinateur. Spreckelsen dessine au crayon, Reitzel aussi, qui a pourtant un cabinet d’ingénieur. Entre deux réunions de travail, ils s’envoient des croquis par la poste. Reitzel a publié plusieurs de ces esquisses, on les voit dans le film de Tschernia progresser vers la forme finale au rythme d’un battement d’ailes, à la manière d’un dessin, animé.

    Depuis longtemps, Spreck est fasciné par le cube, par le carré et tout ce qu’on peut composer à partir d’un carré. C’est flagrant dans ses trois dernières églises, qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’évoque en France le mot « église ». Un centre consacré aux communications modernes : il pense aux cartes perforées, aux puces électroniques, qui sont carrées de forme. La passion de Reitzel, ces années-là, ce sont les structures minimales et l’économie en matériaux. Pourquoi pas deux immeubles face à face reliés par une espèce de toile d’araignée, imagine-t-il.

    En février 83, Spreckelsen fait un saut à la Défense pour étudier le site à construire. Il arrive sur les lieux avec sa femme par un temps de chien, une neige mouillée fouette les visages. « C’était hideux. La Défense ne ressemble à aucun autre quartier de Paris, c’est un ensemble de grandes tours de bureaux, audacieux et brutal. Notre première visite a été décourageante. » On est un dimanche matin, il n’y a pas âme qui vive sur la dalle. « Ma femme et moi, nous avons remonté l’immense esplanade, seuls entre les énormes tours. Nous marchions à grand-peine, nous sommes arrivés à un trou. C’était le site du chantier. L’endroit était si laid : on pouvait y construire ce qu’on voulait, rien de ce qu’on y mettrait ne pouvait être pire que ce qui existait déjà. »

    C’est là, dans cet état d’esprit, que Spreckelsen a la vision de ce qu’il va faire. Les proportions, la taille. Ils sont gelés, sa femme et lui, ils trouvent un bistrot, prennent un café. « J’ai crayonné mon pauvre petit cube sur ma serviette en papier. Il faisait toujours l’affaire. »

 

    À son retour à Copenhague, il tient son dessin. Ce qu’il a vu à la Défense, à deux doigts d’abandonner, c’est un hypercube, cette forme splendide où un cube est intérieur à un cube : ici, un cube de vide dans un cube de marbre ; un cube où l’essentiel est l’ouverture, un cube transformé en cadre.

    Les deux immeubles face à face y sont inscrits, non perceptibles en tant que tels ; ce sont les deux parois du portique.

    Reitzel travaille les structures, c’est sa partie. Il a conçu – ou il a conçu avec Spreck, le point est litigieux – une armature qui, en soi, est un monument, un squelette en béton qu’il nomme la « mégastructure » et qu’il n’est pas loin de considérer comme une sculpture. Cette espèce de cage ajourée, il est prévu de la poser sur des piliers enterrés. Elle est très belle et les deux concepteurs ont imaginé de la construire en premier, tout entière, avant de la remplir et de l’habiller.

 

    Spreckelsen voit le Cube tel qu’il apparaîtra aux regards une fois terminé. Les parois seront revêtues de verre et de marbre, du verre pour les faces pleines du monument et du marbre blanc pour les murs pignons en biseau des deux faces ouvertes qui, paradoxalement, seront les façades principales. Au sommet, un jardin suspendu. Autour, un parvis paysager dont la luxuriance fera contrepoids à la sévérité du Cube, un petit bois, des haies irrégulières, des rosiers, des fontaines. Et à côté, au nord et au sud, quelques autres cubes, bien plus petits, répliques de la forme mère.

 

 

    Belle à couper le souffle colossale mais pas tant que ça d’un blanc de neige sur le bleu du ciel éblouissante au sens premier à faire mal aux yeux de proportions parfaites c’est peu dire la perfection posée.

 

    Belle à couper le souffle. Colossale mais pas tant que ça. D’un blanc de neige sur le bleu du ciel. Éblouissante, au sens premier, à faire mal aux yeux. De proportions parfaites, c’est peu dire : la perfection posée.

 

    Nécessaire. Empêchant aujourd’hui d’imaginer un autre monument à cet endroit clé.

 

   « Tout le quartier de la Défense a été transformé, dit Pousse. Il est devenu beau avec l’Arche. »

    Car transformation il y a eu. Des milliers de Franciliens qui n’avaient jamais mis les pieds à la Défense avant 1989, et pour tout dire qui ne l’avaient jamais regardée, attirés tout à coup par l’Arche, se sont tournés dans sa direction.

    Sans le savoir, ces convertis ont été touchés par un retour à une ancienne tradition architecturale. On se souvient que, dans les années 70, l’EPAD avait abandonné le projet primitif d’une espèce de jardin à la française architectural et, n’en gardant que l’idée d’une allée centrale, avait adopté ce principe de fond du mouvement moderne inspiré du Bauhaus et de Le Corbusier qui est l’autonomie de l’édifice : les constructions sont autonomes et non hiérarchisées, aucun ne domine ; il n’y a ni tête ni cœur. Ainsi les tours de la Défense ou du Front de Seine ont-elles poussé côte à côte sans souci de dessin global. Et puis les esprits ont changé. Pei, le premier, a parlé du « Chaos » de la Défense. Le mot « Tête-Défense » est apparu, traduisant déjà une insuffisance et une aspiration.

    Le concours de 82 a renoué avec l’urbanisme classique qui veut qu’un élément central commande un ensemble. Belmont, qui a supervisé le programme du concours et en a rédigé le préambule, a résumé cette ambition en des termes insensés : il s’agissait de « rendre une unité à l’ensemble disparate » de la Défense, de « réorganiser une architecture dévertébrée ». Comment a-t-on pu croire que ce serait possible rétroactivement ? Il fallait avoir foi en une espèce de magie urbanistique. Et cette foi s’est avérée fondée, cette magie a opéré. Ç’a été le génie de Spreckelsen de concevoir une œuvre qui, à peine édifiée, a dissipé la confusion et donné un éclat spectaculaire à la totalité du quartier. On n’a plus conscience aujourd’hui du tour de force accompli là. 

 

 

    Le 16 septembre, François Mitterrand revoit Spreckelsen et donne son accord définitif. Le contrat peut être signé et les études engagées.

    Dans ce genre de grand opéra, c’est simple, il y a trois protagonistes, le commanditaire (Louis XIV, Napoléon, une institution de l’État républicain), l’architecte (Le Brun, Chalgrin, Spreckelsen) et le maçon, qui pendant des siècles a été anonyme et l’est un peu moins dès lors qu’il s’agit d’une grande entreprise. Autrement dit, en termes d’aujourd’hui, le maître d’ouvrage, le maître d’œuvre et les entreprises.

    Pour l’Arche, tout est compliqué dès le début. D’abord, les maîtres d’ouvrage sont quatre, l’État, représenté par le ministère de l’Urbanisme, et du Logement : car son nom et ses compétences ne cessent de changer au fil des ans et des gouvernements – mais c’est là un autre roman), l’EPAD, le Centre de la communication et la Caisse des dépôts par l’intermédiaire de sa filiale, la SCIC. Spreckelsen ne voit pas comment travailler dans ces conditions. Il n’arrive pas à comprendre qui est le « client », comme il appelle la maîtrise d’ouvrage à la manière pragmatico-nordique. Subileau : « Il avait une vision des choses un peu simple. Il ne voulait connaître qu’un patron, François Mitterrand. Le président l’avait élu maître d’œuvre de l’Arche, Spreck considérait qu’il n’avait de comptes à rendre qu’à lui. Mais Mitterrand était assez occupé par ailleurs, il ne suivait pas cette affaire au jour le jour. »

 

 

    Spreck est un virtuose du quatuor à cordes et de la musique de chambre. Une équipe où les artisans se connaissent par leurs prénoms. Des briques que l’on pose une à une. Des lustres conçus comme des sculptures. Un petit orgue.

    Seulement, avec l’Arche, il change de registre. Outre que l’ouvrage est monumental, sa conception résolument moderne et ses matériaux industriels, il s’agit, sous des airs très simples, d’une gageure architecturale et technique. Andreu : « Cette Arche, c’est d’abord un ouvrage d’art, une sorte de pont immense avec des poutres de soixante-dix mètres de portée. Et un ouvrage d’art, tout le monde admet que ça oscille. Mais c’est aussi un bâtiment avec des cloisons où, bien sûr, il faut que rien ne bouge. […] L’Arche est terriblement complexe. Tout l’effort aura porté pour qu’on n’en voie rien. »

 

 

    On avance et l’Arche s’enfonce. C’est le résumé de l’histoire telle que Speckelsen l’a vécue. J’imagine. On marche en direction de cette immense Porte, les yeux sur elle, le Louvre dans le dos, et on la voit diminuer de hauteur. Du centre du jardin des Tuileries, deux verticales sont visibles, coupant de haut en bas l’Arc de triomphe, l’une devant, l’autre derrière : devant l’Arc, au milieu, l’obélisque de la Concorde, et derrière, au loin, un peu sur la gauche, la colonne intérieure à l’Arche dite « la tour des ascenseurs ».

    À partir des Champs-Élysées, c’est le toit de l’Arche qui apparaît dans l’ouverture de l’Arc, comme un bandeau horizontal, et plus on s’en approche, plus il descend. Pour peu qu’il fasse beau, le blanc du trait de marbre resplendit sur le bleu du ciel et ce curseur géant qui s’abaisse à vue d’œil donne à l’Arc napoléonien l’allure d’un filtre à eau monumental.

    Au Rond-Point, le toit est très bas, près de toucher terre. Dans le haut des Champs- Élysées, on ne le voit plus. L’Arche a disparu.

    Rien là d’une illusion d’optique. C’est l’avenue, en fait, qui descend et qui monte, qui descend de deux mètres de la place de la Concorde au Rond-Point et monte de vingt-cinq entre le Rond-Point et l’Étoile.

 

    Mais dès qu’on a passé l’Étoile, l’Arche réapparaît tout entière, au milieu des tours, lisse et blanche entre les façades aux mille fenêtres. La pente est inversée et on à l’impression que le flot des voitures descendant l’avenue de la Grande-Armée va s’engouffrer entre ses piles au point de fuite, à l’horizon.

    Faire à pied ces huit kilomètres entre le Louvre et la Défense, un jour de grand beau temps et tôt le matin, avant que n’enfle la circulation, est l’approche de l’Arche à la fois la plus simple et celle qui, loin de la dévoiler un peu plus chaque mètre, conformément à une loi de progression linéaire, en fait entrevoir par à-coups ce qui l’apparente au mirage, la légèreté, le mystère, la grâce, la vie. On la voit disparaître lentement à l’horizon, comme le soleil au couchant, à ceci près que la luminosité est constante, puis en émerger d’un coup, à l’Étoile, tableau de ciel sur fond de ciel, et croître formidablement en taille, en blancheur, en splendeur.

 

    Ce mouvement superbe, cette lente plongée et cette soudaine émergence, Johan Otto von Spreckelsen ne l’a jamais observé. Parmi tous les marcheurs qui avancent vers l’Arche, parmi les passants qui s’arrêtent à sa vue, puisse l’un ou l’autre, un instant, avoir une pensée pour celui qui n’aura jamais vu la Forme très pure dont il avait eu la vision.

 

 

    La littérature fait courir des risques dont l’auteur n’avait pas idée avant de s’y lancer, sans quoi il aurait préféré l’ethnographie ou le saut à la perche. Les efforts de documentation auxquels j’ai du m’astreindre pour écrire sans trop d’inepties les paragraphes précédents ont réduit en poussière un des piliers de mon équilibre psychique. Je savais que l’approximation et la précarité gouvernent les amours humaines, les relations sociales, les pouvoirs quels qu’ils soient, les entreprises artistiques, la préparation des entremets, les illuminations religieuses, mais je croyais qu’il existait dans l’univers un ordre de réalité ferme, immuable, en un mot sûr, qui précisément était la technique. Tout ce qui est béton, marbre ou acier me semblait être du solide. Et je découvre en travaillant la différence entre précontrainte et postmodernité que l’incertain règne là comme ailleurs. Quand je lui ai dit ça, mon psychanalyste a souri. Dans une vie passée, il était pilote d’essai et il a cru me rassurer en me disant avec douceur (car il n’est pas d’obédience freudo-glaciale) : vous savez, construire un Airbus, c’est pareil. On essaye un truc, si ça ne va pas on en essaye un autre. Le pire, c’est qu’au final ça marche. » Mais peut-être que je me trompe et que cette apparence d’affection était ni plus ni moins du sadisme.

 

 

    Les concours du genre de celui de 1983 n’existent plus aujourd’hui dans l’Union européenne. Ces concours dits ouverts, ou libres, anonymes et auxquels tout un chacun pouvait se présenter, étaient en vérité des concours d’idées. On y proposait des esquisses. Le jury sélectionnait un dessin en faisant l’hypothèse, un peu à l’estime, qu’il était constructible. Ce choix était conditionné à la confirmation que le projet était bel et bien faisable.

    Aujourd’hui on procède à des concours fermés. Des directives européennes ont unifié les règles qui régissent les marchés publics. Tous les appels d’offres prévoient maintenant une sélection à l’entrée. Les concours d’architecture ne font pas exception à la règle : les candidats doivent d’abord demander l’autorisation de concourir. Et bien sûr, à ce stade, ils ne peuvent être anonymes. Sur l’ensemble des postulants, le jury n’en retient que trois ou quatre, ou six, selon les cas : seuls ceux-ci pourront concourir. Dans les faits, il s’agit toujours d’agences, de solides équipes incluant tous les spécialistes susceptibles d’intervenir dans la formalisation des études et des plans, et qui plus est d’agences réputées. Ne seront anonymes que leurs propositions, au stade de la sélection finale. De son côté, le projet soumis à concours est extrêmement détaillé – en langage architectural on parle de haut niveau de définition.

    Hier on choisissait une image, à présent on sélectionne une agence : ne nous y trompons pas, ce glissement est un changement d’ordre. Jamais, dans les conditions actuelles, un Spreckelsen ne pourrait gagner un concours – il ne serait même pas admis à s’y présenter. Un inconnu et solitaire est éliminé d’emblée.

    Prudence endogène s’il en est. Les concours récents ont été remportés par des architectes célèbres. Ces grands anciens ont beaucoup de fers au feu, ils travaillent moins qu’ils ne font travailler des collaborateurs. De l’avis de bien des professionnels, le souci de sécurité des commanditaires va contre l’imagination créatrice. « Pour le futur tribunal de grande instance de Paris, par exemple, dit un connaisseur, Renzo Piano a été choisi. Cela fait trente ans qu’il n’a plus rien produit d’intéressant. Mais on peut être sûr que son équipe construira le bâtiment dans le respect d’une honnête qualité architecturale et technique. »

 

    Si l’Arche est ce qu’elle est, cette Porte de Paris si puissante et si singulière, c’est que Spreckelsen était inexpérimenté, déraisonnable, non conforme et d’une folle présomption. Les concours ouverts créaient des appels d’air, des appels de neuf, de risque. Ils donnaient sa chance à Icare.

 

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