Albert Camus – Maria Casarès, Correspondance (1944-1959) Troisième partie – Aimer

La seule chose qui me sépare de toi maintenant et qui me pousse à la folie par instants, c’est l’idée qu’un jour la mort vienne nous obliger à vivre l’un sans l’autre. Maria Casarès, Paris, 15 septembre 1949)

 

Pourquoi es-tu maintenant si loin, sous les glaces, Dora absente et que j’aime ? Écris, reviens, aide-moi encore à vivre et à aimer, rends-moi de nouveau fier de vivre, fier de ce que nous sommes. Et parle-moi de toi, de Tudor, de toi si vivante parmi les âmes mortes, raconte, raconte ! Je t’embrasse, ma reine, je pense à notre amour d’été, aux amants d’Avignon, à toi luisante dans l’ombre des siestes, à ton cœur merveilleux ! Et je t’attends, déjà !(Albert Camus, Paris, 23 septembre 1956)

 

Troisième partie – Aimer

 

Les autres

 

Au fil des échanges épistolaires des deux correspondants, leur portrait se précise, leurs emplois du temps, leur quotidien avec petits et gros tracas, le froid et le mauvais temps, l’attente conjointe de l’être aimé et du printemps, les maux et maladies, les musées et expositions que Maria visite dès qu’elle en a le loisir.

On y découvre aussi tout un monde de relations plus ou moins amicales dont Maria excelle à faire le portrait en quelques mots ou quelques lignes.

 

    Si Gérard Philipe et sa petite bande sont partis, Madame Nancy Cunard, vieille anglaise fripée, longue comme un jour sans pain, maigre à faire pleurer, fardée en dépit de tout bon sens et habillée en « feuille morte » d’un rideau qu’elle a trouvé quelque part dans un magasin d’antiquités, coiffée, par des journées de fort vent et de pluie, d’une capeline à immense bord en fine paille, les bras couverts de bracelets, faisant partie de je ne sais quel organe de presse, poète à ses heures, amie de Marcel Herrand, « fervente camarade de nous autres, Espagnols républicains », est encore ici et est tombée sur moi comme un véritable oiseau de proie. Maria Casarès, Giverny, 12-18 août 1948

 

Elle parle souvent de l’ami fidèle Pierre Raynal, de Serge Reggiani, de Michel Bouquet. Chez elle, dans sa loge défile une foule d’admirateurs, journalistes, solliciteurs. Et on s’amuse de trouver ici et là des noms qui deviendront très célèbres comme Pierre Boulez.

 

Albert Camus reste plus discret, sans doute parce qu’il est loin de Paris, fuit les gêneurs bruyants. On croise dans ses lettres des écrivains, René Char, Roger Grenier qui sont ses amis, André Gide auquel il rend visite et dont la mort l’attriste, Georges Orwell.

 

  Une mauvaise nouvelle : Georges Orwell est mort. Tu ne le connais pas. Écrivain anglais de grand talent, ayant à peu près la même expérience que moi (bien que plus âgé de dix ans) et exactement les mêmes idées. Il y avait des années qu’il luttait contre la tuberculose. Il faisait partie du petit nombre d’hommes avec qui je partageais quelque chose. Mais laissons cela ;

    La neige redouble. Je ne sais comment faire pour que cette lettre soit postée à temps. Le vent souffle aussi. On ne voit pas à trois mètres devant soi. Dieu ! Que ta chambre doit être froide ! Ne te recroqueville pas totalement. Arrête-toi au point. Quand tu ne seras qu’un point, je t’aimerai toujours autant et je t’emporterai dans ma poche. Je t’aime dans l’hiver aussi, tu le sais bien puisque nous avons eu si peu d’étés à nous. Mais l’été, le vrai, celui que nous vivrons, reviendra. Et il nous trouvera pleins d’un amour toujours neuf. Je te serre contre moi, je réchauffe tes mains contre ma poitrine, je te recouvre tout entière. À demain, ma chérie ! Albert Camus, Cabris, 25 janvier 1950

 

 

À la demande de Maria Casarès, leur relation et leur correspondance se sont interrompues le 21 novembre 1944. Pourtant, en 1946, Albert Camus lui envoie cette unique lettre.

 

    Ma petite Maria,

    Au retour d’un voyage j’apprends par Œttly la terrible nouvelle et je ne peux me retenir de t’écrire toute ma peine et ma tristesse. Je suppose que tu ne me reconnaîtrais pas le droit de partager tes moments de bonheur, mais il me semble que j’ai gardé celui de partager, même de loin, tes malheurs et tes souffrances. Je sais trop combien celles d’aujourd’hui doivent être grandes et sans consolations possibles.

    J’avais pour ta mère la sorte d’admiration et de respectueuse tendresse qu’on a pour les êtres d’une certaine classe : ceux qui justement sont faits pour vivre. Ce qui est arrivé m’apparaît si injuste et si affreux !

    Mais à quoi bon ! rien ne peut ni ne pourra remplacer cet amour qui était entre vous deux. Une partie du respect que j’avais pour toi venait de ce que je savais de cet amour. Et je me désole aujourd’hui d’imaginer la révolte et le déchirement où tu dois être. Oui, tout mon cœur est avec toi depuis que je sais, et aujourd’hui plus que jamais je donnerai ce que j’ai de meilleur pour pouvoir t’embrasser avec toute ma tristesse. Albert Camus, 15 janvier 1946

 

Santiago Casarès Quiroga, qui fut ministre puis président du gouvernement de la république espagnole, après trois années d’exil en Angleterre, s’est installé à Paris dans le même appartement que Maria. La santé de son père, les soins qu’elle lui prodigue quotidiennement, l’inquiétude d’Albert Camus, ses conseils reviennent sans cesse dans leurs lettres. Il meurt le 17 février 1950.

 

Mon amour, mon seul, mon grand amour, je vais revenir bientôt – je ne pourrai rien sans doute pour ton pauvre cœur, pour compenser ce qu’a de terrible et d’injuste cette vie. Mais du moins je veillerai près de toi et je t’épargnerai les petites choses, les ennuis, les servitudes, tout ce qu’un homme peut faire pour la femme qu’il aime. Ne pense à rien qu’à lui, à elle aussi, et à ton chagrin. Mêle bien leur souvenir, ce qu’ils avaient de beau et de grand, à ce que tu es. Fais-les revivre en toi. Albert Camus, Nice, 18 février 1950

 

Ces deuils les rapprochent d’autant plus qu’Albert Camus, orphelin d’un père tué par un éclat d’obus en octobre 1914, est passionnément attaché à sa mère, restée en Algérie avec son fils aîné. Il se rend souvent auprès d’elle, toujours heureux de la retrouver.

 

Je te réponds donc : Bonnes nouvelles de Jean et Catherine qui vont à l’école. Il est vrai qu’ils y voient surtout du cinéma et des marionnettes. De mon temps ! Bonnes nouvelles de ma mère. Mon frère m’écrit, parlant d’elle et de sa bonté : « C’est du pain. Et quel pain ! » Albert Camus, Cabris, 25 janvier 1950

 

    J’ai eu aussi une petite contrariété. Maman m’a demandé de partir plus tôt, soit à la fin du mois, soit au début de septembre. Je crois que je pourrai la faire accompagner par la sœur de Paulo [Œttly] qui part le 6 septembre. Mais naturellement ce n’était pas les questions pratiques qui me préoccupaient. J’étais seulement un peu peiné à l’idée que je n’avais pas su lui faire une vie qui lui donne envie de rester au moins jusqu’au temps prévu. Mais il faut se résigner. Mes amours seront toujours contrariées. Du reste, je comprends qu’elle ne se fasse pas à cette vie où bien des choses doivent la désorienter et la fatiguer, et qu’elle ait la nostalgie de ses habitudes. Albert Camus, Chambon-sur-Lignon, 16 août 1952

 Dimanche, j’ai accompagné ma mère à Marignane. J’avais le cœur serré de la voir s’éloigner, toute petite sur l’immense terrain plein de monstres hurlant à pleins moteurs, dépassée par ce monde de bureaux et de machines, et patiente cependant, d’une patience millénaire, celle des cœurs humbles et bons, qui survivra à ce monde justement.

    Et puis, il y a en moi pour ma mère un grand amour malheureux ; grand, je puis dire pourquoi et ce qui en elle vous rend tout petit, vous remplit de respect et d’admiration. Malheureux, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que je ne peux lui parler, à cause de tout ce qui en moi lui est étranger, à cause de cette solitude où elle semble vivre et où je ne peux la rejoindre. Enfin elle est partie, je ne sais quand je la reverrai, et j’avais une vraie peine. Albert Camus, L’Isle-sur-la Sorgue, 8 août 1956

 

Tout au long de ces années, Albert Camus reste marié à Francine, même s’ils ne vivent pas toujours ensemble. Leur relation est très douloureuse pour l’écrivain, miné par les tendances dépressives, parfois suicidaires de sa femme. Il en parle souvent à Maria Casarès, ainsi que de ses deux enfants, Jean et Catherine, envers lesquels il aimerait se montrer plus présent, plus affectueux, sans toujours y parvenir.

 

Comment s’aimer ?

 

Quinze années, mille quatre cents lettres d’amour, d’attention, de manque, de désir. Baisers brûlants sur le papier.

Au long de ces années, malgré les obstacles, la distance, toujours persista la certitude de leur amour.

 

Mon amour, mon amour chéri, douce amie, mon cher amour, mon beau prince, ma tendre amie, ma reine, beau brun, jeune homme mince et brun aux yeux de lumière, ma brune, ma noire, ma beauté…

Je te serre contre moi, je t’embrasse éperdument, je t’aime, je t’aime éperdument…

 

Les mots de l’amour reviennent sans cesse, toujours semblables, toujours différents. Et toujours reviennent le manque, l’attente, le désir.

 

    Tu dors en ce moment, c’est sûr. Qu’il doit faire tiède dans ta chambre aux couleurs de forêt vierge. « Quand donc ma veste et ta jupe seront accrochées au même clou ? » Albert Camus, Cabris, 3 février 1951

    Mais, dans tout cela, j’ai bien besoin de toi. Il n’y a pas que le désir et le besoin de chaleur que je ressens pourtant avec acuité (mais avec une douceur infinie en même temps). Il y a surtout le très simple besoin d’être aimé, soutenu, rassuré sur soi par celle qu’on aime. Non par des discours, bien sûr, mais par la simple présence et le sourire. […]

    Écris, écris, mon amour, aime-moi, ne m’oublie pas, ni mon désir, ni ma tendresse. Je pense à toi que je caresse, que je serre contre moi, sous moi… À bientôt, ma noire, ma Dora. Je t’aime. Albert Camus, Cabris, 5 février 1951

 

 

Les mots sont la plupart du temps allusifs. Parfois cependant un Eros brûlant se glisse dans leurs lettres, dans l’attente ou le souvenir de leurs étreintes.

 

Dans tout cela je vis avec toi, pour toi, et je te caresse à longueur de journée et de nuit, quand je ne dors pas (et encore !). […] J’embrasse ton visage du matin, à nu. Albert Camus, Cabris, 18 janvier 1950

 

Quant au désir… j’en étouffe. Et puis cette Habanera ! Mais c’est bon quand même ; je te porte en moi. Parfois, je sens – physiquement – comme … ton poids dans mon ventre.

    C’est difficile, mais bon. Maria Casarès, Paris, 19 janvier 1950

 

 

    Je suis heureuse, très heureuse, de ce que tu me dis sur ton travail.

    Je tâcherai d’être moins précise dorénavant pour ne pas exacerber ta crise d’autonomie. Mais toi, je t’en supplie, fais comme moi. Parfois tu es atteint d’une inspiration poétique qui m’ouvre le ventre. J’évoque alors les souvenirs ; par exemple, quand, en rentrant dans la voiture, tu écartais doucement mes genoux de ta main libre… et quand peu à peu… je cédais. Tu te rappelles ? Maria Casarès, Paris, 22 janvier 1950

 

 

Tu es parti, mon amour, me laissant toute pleine, toute couverte de toi, toute roulée autour de toi. Et je craignais tant cette entrevue de Noël !

    Et maintenant, demain tu vas partir loin, loin, et je vais encore te sentir tout chaud à côté de moi, où que j’aille.Maria Casarès, Paris, 25 décembre 1948

 

Mais il est bien difficile de ne pas se laisser submerger par la douleur, les doutes, la souffrance qu’engendre leur situation et la peur de revivre la séparation de 1944.

 

    Je suis rentrée, triste et vide. Une seule chose reste vivante en moi ; l’idée que tu puisses être malheureux pour n’importe quelle raison. Mon cher amour, je t’aime et je comprendrai tout ce que tu me demanderas de comprendre. Je te supplie seulement de tout me dire. Je préfère savoir. Il y a des élans dont je ne te parlerais plus dans certaines circonstances ; et puis… le fait de tout me raconter, le fait de m’ouvrir entièrement ton cœur est encore la seule et la plus grande preuve d’amour que tu puisses me donner. Une seule idée m’est insupportable ; c’est de ne pas te savoir transparent comme je le suis avec toi. Tout le reste, j’essaierai de m’en arranger. Que veux-tu que je fasse d’autre ?

    Oh ! mon chéri ; même si mon visage s’estompe dans ton souvenir, n’oublie pas mon âme qui est encore bien fragile. Il y a si peu de temps que tu me l’as donnée.

    J’ai mal. Je te demande pardon pour cette lettre ; mais tu m’as priée de tout te raconter. J’ai mal ce soir. Viens à mon secours. Aide-moi. Moi non plus je n’ai pas demandé de t’aimer. Et maintenant encore je demande seulement de vivre. Ce n’est pas de ma faute si je ne peux pas vivre sans toi. Maria Casarès, Paris, 10 janvier 1950

 

Nous avons vécu de magnifiques heures, mon amour, en 1944. Mais elles ont été longtemps, et même après notre réunion, traversées par l’orgueil, de part et d’autre. Et c’est ainsi que j’explique notre premier échec, qui continue d’être douloureux pour moi, en lui-même et par ses conséquences. L’amour d’orgueil a sa grandeur et on peut y connaître des instants sans mesure. Mais il court à sa perte dans ces instants mêmes. Il n’a pas la certitude bouleversante de l’amour-don.

    Je sais maintenant que je ne vaux rien sans toi et que, seul, ma mesure n’est pas celle que je pensais. C’est pourquoi ta confiance doit être absolue. Il y a autre chose aussi. C’est que cette crise difficile m’a apporté une certitude nouvelle. Je savais que tu m’aimais sans doute quand je suis parti en Amérique du Sud. Mais je le savais depuis peu et après des années de doute. Que tu m’aies fait confiance après cette crise, que tu sois restée près de moi, m’a donné la certitude définitive. Je te connais trop bien, et ta soif d’absolu, ton exigence, ta fragilité, pour ne pas savoir ce que tu as souffert alors. Que cette souffrance qui aurait pu te retrancher de moi t’ait liée à moi au contraire par un lien encore plus fort, voilà ma lumière désormais. Oui, je crois en toi, absolument et c’est ce qui me donne aujourd’hui la force de vivre et d’attendre, seul avec toi. Albert Camus, Cabris, 12 janvier 1950

 

En 1950, l’année des 275 lettres, après trois mois passés à Cabris pour soigner sa tuberculose, Albert Camus retrouve Maria Casarès, à Paris. Dans les trous de la correspondance, on devine que ces retrouvailles tant attendues n’ont pas été sereines, d’autant que l’état de santé d’Albert Camus le contraint à repartir. Elle exprime ensuite son regret « d’avoir perdu tout contrôle » et déplore ce qu’elle appelle sa propre « méchanceté ».

 

    Je t’ai avoué tout à l’heure que je me sens incapable de continuer avec toi la vie que nous avons menée jusqu’ici si une autre femme doit partager cette même vie. Cela est vrai, je crois, mais je crois que tu n’as pas bien compris ce que je voulais dire. En tout cas, il n’a jamais été question pour moi de te quitter, à moins que tu ne le désires. Seulement, il y a une vie physique entre nous que je ne pourrai plus accepter. Je resterai près de toi tant que tu le voudras, mais contre toi comme je l’ai été jusque-là. Ce sera la seule manière d’éviter cette méchanceté, cet ignoble goût dans la bouche que la seule pensée d’une vie à trois met en moi. Ce sera la seule manière de vie qui nous restera.

    Seulement, à ce moment-là, ne sera-ce pas le commencement de la fin ? En arrivant là, mon cœur se vide et je sais, oui, je sais, que cela ne peut pas être, que d’une manière ou d’une autre nous trouverons un arrangement avec la vie et que nous pourrons la vivre, oui, mon chéri, la vivre sans être écartelés. Maria Casarès, Paris, 9 avril 1950

 

    Il est vrai que je voudrais pouvoir t’aimer sans renier tout à fait mes engagements envers ceux qui dépendent de moi. C’est que je ne peux pas vivre sans ton amour et que je crains de ne pas savoir bien vivre sans m’estimer. Mais peut-être que cela n’est pas possible et que la fin de tout serait en même temps la perte de ton amour et de mon estime. Je voudrais pourtant te demander encore, loyalement, ce que je n’ai et n’aurai demandé à aucun être au monde, de partager avec moi le poids de mes engagements, d’accepter que je mette aussi mes dettes en commun avec toi, de faire que mon honneur (ce mot est bien grand, mais tu comprends) soit aussi le tien. Peut-être, si ta force et ta vie s’unissent aux miennes cela sera-il-possible. […]

    Mon enfant, mon amour, non, ce qui unit deux êtres n’est pas si fragile. Ce qui nous unit a résisté à ce que je suis à ce que tu es. C’était le plus difficile, je puis bien le dire maintenant. Il résiste en ce moment aux circonstances et aujourd’hui où nous sommes dans l’épreuve, il nous faut seulement la décision de triompher de l’épreuve. Tout te manque à la fois, je le sais bien, et ma tendresse s’exaspère à te savoir si démunie. Mais tout te manque sauf l’amour constant, l’amour de cœur et d’intelligence que je te porte, qui n’a jamais cessé de grandir et de s’enrichir depuis six ans que je te porte en moi et qui ne pourra jamais renoncer à lui-même. Albert Camus, Paris, 11 avril 1950

 

Ces lettres, quelques jours passés ensemble à Ermenonville avant le départ de l’écrivain semblent avoir ramené la paix, la sérénité. Entre deux représentations des Justes, Maria Casarès prend l’avion pour rejoindre Albert Camus.

 

Mon cher amour,

    Je te regardais partir, toute menue dans ce grand soleil, sans bagages, solitaire au milieu du troupeau des repus, et ma tendresse débordait. J’ai trouvé ton télégramme ensuite. Merci ? Pourquoi merci ? C’est moi qui aurais dû, qui voulais te le crier sur ce terrain ensoleillé, pour ce don, cet amour généreux, ces heures rapides et muettes comme la joie. Mais on dirait que je ne sais plus parler ni écrire ; je me fais violence pour m’exprimer, maintenant. Et je ne sais rien d’autre qu’attendre cet autre vendredi. Albert Camus, 7 mai 1950

 

La joie de vivre qu’ils s’apportent l’un à l’autre, leur gaieté, leurs rires transparaissent souvent, même dans les lettres d’Albert Camus, souvent plus sombre.

 

    Bueno. Oui, Lyon est affreux – sauf les quais de Saône. Mais tu n’auras pas le temps du tourisme. J’ai surtout hâte de te revoir et de te serrer dans mes bras et d’offenser ta pudeur. Angers, Lyon, ma vie ici, je ne trouve en tout ça que des raisons de mauvaise humeur et je n’aime pas la mauvaise humeur. J’ai envie de vivre un peu seul avec toi et de rire, comme nous savons rire. À bientôt mon éclatante, ma belle de nuit, mon armure – je t’embrasse, j’embrasse ton beau rire et je t’envoie des corbeilles de tendresse. Albert Camus, 23 juin 1952

 

    Enfin, attendons. Je vais finir par ressembler à Pénélope, une Pénélope en ce moment heureuse, malgré tout, et bête. Mon cher Ulysse, pardonnez ma carence intellectuelle, et prenez pour votre retour toutes les forces nouvelles dont j’ai tant besoin. Maria Casarès, Paris, 9 décembre 1953

 

Les rôles sont inversés quand Maria est à Montréal : « En attendant, tu joues les Ulysse et moi les Pénélope »

 

Albert Camus parfois feint d’être jaloux des admirateurs qui se pressent dans la loge et l’appartement de Maria Casarès, de Gérard Philipe, de Serge Reggiani. En 1956, elle aussi parle de jalousie.

 

    Je t’aime et je suis heureuse de te manquer un peu. J’ai compris aujourd’hui pourquoi je ne suis pas jalouse ; c’est que j’ai une foi entière dans la qualité d’amour que tu as su m’inspirer. Difficile de trouver cela ailleurs. Maria Casarès, Paris, 29 mars 1956

 

    Ta dernière lettre était bien brève, ma beauté. Mais douce, reconnaissons-le. Jalouse ? Et de quoi pourrais-tu l’être ? Tu as eu raison de l’être, jadis, et je le comprenais. Mais aujourd’hui tu règnes et ce qu’il y a entre nous ne peut se comparer même de loin, à rien de ce qui fait les jours du monde. Ceci dit tu n’as même pas de volonté superficielle d’être jalouse. Ce ne serait pas mauvais, peut-être. Mais tu es si sûre de nous que ça ne vaut pas la peine d’une ligne de plus. Dommage ! Albert Camus, L’Isle-sur-la-Sorgue, 2 avril 1956

 

Le soir de la générale [de Requiem], tout étant prêt pour une bataille où je n’avais plus de part, le trac m’a quitté. Mais j’avais le cœur serré, très serré, tu devines pourquoi. J’ai admiré ce que faisait Catherine [Sellers], qui était déchirante de vérité. Et dans le même moment, j’entendais une autre voix en moi, une chère voix qui disait les mêmes mots, souverainement. Oui la vie est misérable, la vie est merveilleuse et je l’aime à travers toi, à travers nous. Pourquoi es-tu maintenant si loin, sous les glaces, Dora absente et que j’aime ? Écris, reviens, aide-moi encore à vivre et à aimer, rends-moi de nouveau fier de vivre, fier de ce que nous sommes. Et parle-moi de toi, de Tudor, de toi si vivante parmi les âmes mortes, raconte, raconte ! Je t’embrasse, ma reine, je pense à notre amour d’été, aux amants d’Avignon, à toi luisante dans l’ombre des siestes, à ton cœur merveilleux ! Et je t’attends, déjà ! Albert Camus, Paris, 23 septembre 1956

 

Ne t’excuse pas d’avoir parlé d’amitié. Je suis aussi ton ami et à un certain degré de chaleur mutuelle, les cœurs fondent ensemble dans quelque chose qui n’a plus de nom, où les limites disparaissent, et les distinctions, quelque chose qui donne à penser ce que pourrait être l’éternité, si ce mot pouvait avoir du sens. Autrefois, au plus fort de la passion et de l’exigence, je luttais aussi contre toi, contre ta présence dans ma vie. Et maintenant, si j’essaie d’imaginer cette vie sans toi, ou quand je la vis seul, je me sens mutilé. Il y a bien longtemps que je ne lutte plus contre toi et que je sais, quoi qu’il arrive, que nous vivrons et mourrons ensemble. Albert Camus, Paris, 17 octobre 1956

 

 

Une angoisse sourde saisit souvent Maria Casarès, perceptible dès 1948, sans doute liée à la santé fragile d’Albert Camus, surtout dans les premières années de leur relation, à sa tristesse, ses idées noires. Ils parlent très peu dans leurs lettres de la situation en Algérie. Une fois pourtant elle lui dit sa crainte du danger auquel il s’expose en se rendant dans le Sud algérien. Cette angoisse de mort apparaît à plusieurs reprises.

 

Si tu vis… Oh mon amour, il m’est venu hier soir l’idée que tu pouvais mourir et, je te jure, pendant un instant je n’ai plus été. (MC, Paris, 26 décembre 1948)

La seule chose qui me sépare de toi maintenant et qui me pousse à la folie par instants, c’est l’idée qu’un jour la mort vienne nous obliger à vivre l’un sans l’autre. (MC, Paris, 15 septembre 1949)

    Ah ! oui ! que tu vives et tout est gagné !

    Vis ! Vis, mon chéri, c’est tout ce que je te demande. De ton amour, je suis sûre. Tant que tu vivras, j’existerai toujours dans ce monde et la seule chose que je vois arriver avec horreur dans cet avenir qui nous est réservé c’est cette mort qui me séparera pour toujours. La mort. (MC, Paris, 6 février 1950)

   

 

Dernières lettres, derniers mots

 

[…]

    Pour le reste, j’attends ton retour pour te raconter, te parler, te dire, aimer, rire ensemble. J’attends aussi ton retour pour t’épousseter. Je pense que tu en as un peu besoin, du moins durant quelques semaines. Je t’attends pour aller voir avec toi la pièce de Sartre et quelques films. Le mien, par exemple, qui, je crois doit passer en janvier.

    Je t’attends pour que tu m’apportes un peu de bon air dans cette cave parisienne où il fait trop humide pour que la poussière n’y devienne pas immédiatement de la boue.

    Je t’attends. Je t’attends, ronde et souriante, la cuisse alourdie par l’absence des planches.

    Et en attendant, je t’embrasse à perdre haleine.

Maria Casarès, Paris, Soir de Noël 1959

 

     Bon. Dernière lettre. Juste pour te dire que j’arrive mardi, par la route, remontant avec les Gallimard lundi (ils passent par ici vendredi). Je te téléphonerai à mon arrivée, mais on pourrait peut-être convenir déjà de dîner ensemble mardi. Disons en principe, pour faire la part des hasards de la route – et je te confirmerai le dîner au téléphone.

    Je t’envoie déjà une cargaison de tendres vœux, et que la vie rejaillisse en toi pendant toute l’année, te donnant le cher visage que j’aime depuis tant d’années (mais je l’aime soucieux aussi, et de toutes les manières.) Je plie ton imperméable dans l’enveloppe et j’y joins tous les soleils du cœur.

    À bientôt, ma superbe. Je suis si content à l’idée de te revoir que je ris en t’écrivant. J’ai fermé mes dossiers et ne travaille plus (trop de famille et trop d’amis de la famille !).

    Je n’ai donc plus de raison de me priver de ton rire, et de nos soirées, ni de ma patrie. Je t’embrasse, je te serre contre moi jusqu’à mardi, où je recommencerai.

Albert Camus, Lourmarin, 30 décembre 1959

 

 

Albert Camus – Maria Casarès, Correspondance (1944-1959)

Éditions Gallimard 2017, 1428p.

 

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