Marie-B. Gaube-Bagage, Le saphir et le tripoli

Soldat français revenu de l'expédition du Mexique

Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition.

Montaigne (III-2-805)

 

Faisons un pas de côté pour évoquer cet intéressant livre, tout fraîchement paru. L’auteur ne cherche pas à y faire œuvre de littérature. Autour de la figure centrale du père, Joël, toute une famille renaît.

Autour d’un lieu, point d’ancrage de la famille - Arbois dans le Jura, la propriété des Capucins - , se dessine toute une géographie emblématique de la France du XXème siècle. Autour du métier de lapidaire traditionnel dans cette région du Jura, revivent des métiers pour beaucoup maintenant disparus.

On imagine des coffres, malles, armoires emplis de précieux documents qui parlent d’un temps disparu, de lettres qui disent l’amour, le manque, la révolte contre l’absurdité des guerres. Au crépuscule de sa vie, Joël raconte, son enfance, l’arrivée des Américains, et de multiples anecdotes de ces vies qui sont aussi un peu les nôtres. Les points de vue se croisent, se complètent. Ainsi le regard naïf d’un enfant sous l’occupation est-il suivi du récit de sa mère, disant les privations et difficultés.

 

L’histoire débute en Alsace en 1811, quand naît Martin Biehler, futur tailleur d’habits. Avec Joseph, son fils, la guerre entre déjà dans la famille, quand il revient du Mexique, en 1865, privé de l’usage du bras droit. Qui se souvient que la France participa très activement à l’expédition du Mexique qui se solda par un désastre ? Fut-il prémonitoire de la déroute de l’armée française face à la Prusse, en 1871 ? Joseph, 34 ans cette année-là, choisit de rester Français, quitte l’Alsace pour s’installer dans le Jura. Pendant la Première guerre mondiale, la vie à Arbois continue, tant bien que mal on entretient les vignes, on vendange, on vinifie. Mais comme toutes les communes de France, Arbois paie un lourd tribut humain ; comme tant de soldats enfin démobilisés, Ernest, l’un des fils de Joseph, trouve sa maison vide en rentrant, son entreprise ruinée, et sa bravoure reconnue au combat n’y change rien.

Le 17 juin 1940, les Allemands entrent dans Arbois. Quelques jours plus tôt, l’oncle Louis, incorporé depuis 1939, champion de tir « profondément antimilitariste », était mort à 33 ans, à Rouvres, sous les bombes allemandes. Il écrit à sa famille.

 

Lundi 22 avril 1940

 

Ma chère maman, chers tous

Me revoici revenu à l’état animal. Boire, manger, dormir… et attendre. Et dire qu’avec le beau temps il fait si beau à Artois. Faut-il que les hommes soient si imbéciles pour continuer à se battre alors que le printemps renaît. Ah ! si les Allemands, Anglais et Français voulaient retourner à leur domicile. Quelle joie nous aurions tous, nous, les déracinés. Tu vois, maman, cela me semble trop beau pour que ça arrive un jour. Et pourtant, nous sommes des millions qui attendons ce jour. Devenir civils ; c’est la chose que nous attendons tous. »

 

Mercredi 1er mai

 

Ma grande oublieuse (sa sœur Anne-Marie dite Nitha)

Nitha, quelles sont ces façons ? Ta dernière lettre est datée du 20 janvier.

Comme c’est long cette guerre, et comme ce sera long encore. Il semble qu’Hitler a une veine insolente ; à part son échec en mer, il n’a que des victoires. Et nous ne l’aurons pas tant que nous ne lui aurons pas appliqué plusieurs fortes défaites car il faut au peuple allemand des défaites du führer pour tenter avec succès de s’affranchir de l’hitlérisme.

Les coups de théâtre se succèdent à une vitesse extraordinaire et ce n’est pas la fin. Alors personne ne sait encore quand et comment cela finira. Je reste entièrement convaincu que nous serons vainqueurs. Ce serait trop terrible pour nous que le fascisme étende sa barbarie sur toute l’Europe. Vois-tu, il vaudrait mieux être tous morts, nous aurions moins de souffrances et moins de honte envers les générations à venir.

 

Sa sœur Anne-Marie, « avec sa volonté et sa force de caractère », poursuivit son combat et entra dans la résistance.

« Au début de la guerre, Louis avait émis le souhait que son nom ne figure pas sur le monument aux morts. Son souhait a été respecté. »

 

Il n’aura pas eu le temps de reprendre l’entreprise familiale, dans laquelle il travaillait avec son père lapidaire, métier manuel hautement technique dont les gestes, les outils, l’histoire sont précisément évoqués. Anne-Marie, qui vécut plusieurs vies, fut l’épouse d’un musicien et fréquenta Robert Desnos, Youki, Blaise Cendrars et Arthur Honegger, se maria trois fois et tint un magasin de souvenirs à Annecy, est la créatrice de « la peinture à l’aiguille », « technique de broderie réalisée sur satin ou soie […], le point se réalise comme un mouvement laissant à penser que la brodeuse tient un pinceau. »

Joël, petit fils du fondateur de la lapidairerie, à la fin d’une scolarité mouvementée, après des études qui le conduisirent dans l’Algérie dont il n’imaginait pas qu’elle se libèrerait bientôt du joug colonial, devint professeur d’anglais, conférencier et radio amateur. Mais, avant lui, les livres déjà étaient omniprésents, souvent évoqués dans le récit de Marie-B Gaube-Bagage, sous forme de listes, biographies, poèmes, parenthèses multiples.

Ces parenthèses s’adressent aussi à la gourmandise du lecteur, parsemant avec humour ces évocations de souvenirs culinaires, de recettes familiales.

 

Au travers de cette multitude de documents, l’auteur, sans juger ni commenter, fait le portrait attachant d’être libres, dignes, et celui d’une France plus ouverte, moins corsetée qu’on ne l’imagine, dans laquelle une mère célibataire n’est pas nécessairement mise au ban de la société, dans laquelle on peut divorcer et vivre un autre amour heureux, dans laquelle on peut être artisan, commerçant, hôtelier et lecteur.

 

Marie-B. Gaube-Bagage, Le saphir et le tripoli

Chronique familiale de l’Alsace au Jura. 1811 - 2019

Editions Alain Marque-Maillard, 2019. 172 p.

 

 

A. − GÉOL. Roche siliceuse friable d'origine organique, composée principalement de carapaces de diatomées et de radiolaires. Synon. kieselguhr.Si l'on sait depuis longtemps que le charbon, les lignites, le tripoli, les phosphates sont d'origine organique, on ignore généralement le rôle considérable de la vie dans la formation des sédiments (Combaluzier, Introd. géol., 1961, p. 98).

B. − Poudre obtenue par broyage et tamisage de cette roche, employée comme absorbant de la nitroglycérine, mais utilisée plus particulièrement dans le récurage et le polissage du verre, du bois, des métaux. On a employé et on emploie encore, pour faire des dynamites [de moins de 70 à 72 p. 100 de] nitroglycérine: (...) le tripoli, silice entièrement divisée (Ledieu, Cadiat, Nouv. matér. nav., t. 1, 1889, p. 60).Ce jour-là, la grosse Catherine (...) passait au tripoli les boutons de la porte; elle n'oubliait pas la bouilloire ni les robinets (Malègue, Augustin, t. 1, 1933, p. 11).

Prononc. et Orth.: [tʀipɔli]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1508 tripoly (Comptes du château de Gaillon, éd. A. Deville, p. 296: III livres de tripoly); 1556 tripolis (R. Le Blanc, Trad. de Cardan, fo151 rods Gdf. Compl.); 1578 tripoli (Vigenère, Philostrate, fo243 vo, ibid.). De Tripoli, ville du Liban d'où provenait cette substance. Cf. ital. trìpolo, gésso di Trìpoli (xvies. ds DEI), lat. médiév. laborare vitrum ... ad colore tripuli (1284 à Venise, ibid.). Fréq. abs. littér.: 17.

DÉR.

Tripolir, tripolisser, tripoliser, verbe trans.Polir, récurer au tripoli. Je ne travaille plus. De temps en temps, je fais les cuivres, je tripolise l'habitacle, pour le regarder s'oxyder de nouveau (Valéry, Corresp.[avec Gide], 1895, p. 238). [tʀipɔli:ʀ], [-lise], [-lize], (il) tripolit, -lisse, -lise [-li], [-lis], [-li:z]. 1resattest. 1650 tripolir (Dassoucy, L'Ovide en belle humeur, p. 61), 1706 tripolizer (J. Moreau, La Suite ou t. III du Virgile Travesty, en vers burlesques, de M. Scarron, p. 41 ds Fr. mod. t. 31, p. 300), 1800 tripolisser (Boiste), 1885 tripoliser (Hugo, Fr. et Belg., p. 87); de tripoli, dés. -ir, suff. -iser*, -isser (forme élargie de -er), prob. sous l'infl. de verbes dér. de subst. en -is ou -isse.

BBG. − Hope 1971, p. 149, 226.

Source : CNRTL

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Thème Magazine -  Hébergé par Overblog