Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont

Une autre histoire de construction

 

En 2010, à l'unanimité du jury et dès le premier tour, Maylis de Kerangal obtint le prix Médicis en racontant la construction d’un pont imaginaire, défi architectural, humain et romanesque, épopée du XXIème siècle, dans le nouvel Eldorado d’un monde décadent.

 

John Johnson, dit Le Boa, a conquis la ville californienne de Coca, ville endormie dans un environnement hostile, fondée par des fous de Dieu, « tous sales et morts de peur psalmodiant des cantiques la main sur la gâchette ». « L’urbanisme d’esbrouffe » qui a ébloui le nouveau maire à Dubaï, sera son modèle. « Il veut l’innovation et la référence, l’entreprise florissante, la beauté et le record mondial. » Ralph Waldo, architecte brésilien, a la solution.

« … pour dire l’aventure de la migration, l’océan, l’estuaire, le fleuve et la forêt, la passerelle de lianes au-dessus des gorges et le tablier qui joue au-dessus du vide, il a choisi un hamac hautement technologique ; pour dire la souplesse et la force, la flexibilité et la résistance aux forces sismiques, il a choisi un matelotage de câbles et des ancrages de béton massifs ; pour dire la cité ambitieuse, il a choisi

deux tours de métal enfoncées dans le lit du fleuve, gratte-ciel émetteurs de puissance et capteurs

d’énergie ; pour dire le mythe, il a choisi du rouge. Soit un pont suspendu d’acier et de béton. L’architecte annonce des mensurations comparables aux plus grands ponts suspendus de la planète, la plupart ponts d’estuaires ou de passes océaniques. Longueur : mille neuf cents mètres ; travée centrale : mille deux cent cinquante mètres ; largeur : trente-deux mètres ; hauteur du tablier au-dessus de l’eau : soixante-dix mètres ; hauteur des tours : deux cent trente mètres. Une folie de grandeur, comme un énorme désir dans un très petit corps. Or, Waldo l’affirme, la seule présence de ce pont au cœur de Coca fera paraître la ville plus grande, plus ouverte et plus prospère – un simple jeu de proportions rapportées aux harmoniques de l’espace, la perception d’un franchissement plus que celle d’un pont, une singularité optique. »

 

Ralph Waldo vs Georges Diderot. L’architecte vs l’ingénieur.

 

Georges Diderot, le Breton constructeur transporté pendant des années de « biotope en biotope », c’est lui qui est chargé de transformer les visions de l’architecte, puis les mesures, tableaux, graphiques de l’énorme dossier qu’il trouve sur son bureau en « une temporalité, une organisation du travail. Deux millions de tonnes de béton. Quatre-vingt mille d’acier ; cent vingt-neuf mille kilomètres de câbles. Diderot enregistrait ces données sans se laisser impressionner, se les chuchotait pour lui-même, et en prolongeait la signification à toute vitesse : prévoir la construction sur site d’une centrale à béton et anticiper l’acheminement de ses composants – ciment, gravier, eau, sable –, planifier les approvisionnements en acier, coordonner leur transport à Coca, et surtout, une fois sur la plate-forme Pontoverde, les faire parvenir sur le site même du pont, en bordure de fleuve. […] il était désolé mais la symbolique de l’ouvrage – le trait d’union, le passage, le mouvement, blablabla – lui passait au-dessus de la tête, il s’en foutait éperdument : ce qui l’excitait, lui, c’était l’épopée technique, la réalisation des compétences individuelles au sein d’une mise en branle collective, ce qui le passionnait c’était la somme de décisions contenue dans une construction, la succession d’événements courts rapportée à la permanence de l’ouvrage, à son inscription dans le temps. Ce qui le mettait en joie, c’était d’opérer la validation grandeur nature de milliers d’heures de calculs. »

 

15 août 2007. L’aventure commence. Les travailleurs affluent, des hommes, des femmes, microcosme d’une humanité en quête de travail, nouvelle ruée vers l’or dans l’ouest américain. Le petit français, Sanche Alfonse Cameron, domine le chantier du haut de sa grue. Summer Diamantis est responsable de la production du béton pour la construction des piles. Elle doit faire bonne impression, « une fille au béton n’est pas monnaie courante. »  Ils ont un visage, un corps, une histoire, des blessures, des espérances. Ils sont seuls, en groupe. Le chantier démarre, « les excavatrices défoncent, les hommes creusent, c’est parti. »

Pourtant, tous à Coca ne se réjouissent pas des perspectives ouvertes par le nouveau pont. Sur l’autre rive, les Indiens qui ont survécu aux colonisations successives, vivent dans une vaste forêt préservée que le pont autoroutier risque de mettre à mal. Mais ils sont bien impuissants, au contraire des patrons des compagnies de bacs, propriétaires de deux-cents bateaux, dont dépendent trois mille emplois. Leurs réactions font pourtant long feu. Les sociétés ornithologiques aussi montent au créneau, le chantier menaçant la nidification des oiseaux migrateurs. La cour internationale de justice leur donne raison, ordonne l’interruption du chantier durant cette période. « Les ornithologues de Coca respirent, tandis qu’à Bécon-les-Bruyères les directeurs financiers de Pontoverde s’étranglent en calculant le surcoût de cette plaisanterie, effarés d’apprendre que des oiseaux si petits, si légers, des chiures de la nature, puissent ralentir leur chantier superstar … ». Les ouvriers aussi menacent cette belle organisation, exigent que les trente-cinq minutes de trajet depuis l’entrée dans le chantier soient rémunérées. Le travail est pénible, très dangereux parfois.

 

« Vers la mi-juin, il fallut encore accélérer. […] Les tours étaient prêtes, solidement enfoncées dans le lit du fleuve, puissamment maintenues dans leurs gaines de béton, mais elles avaient beau être hautes et rouges – une peinture acrylique élaborée pour respecter les normes de la qualité de l’air – elles étaient stupides, ne signifiaient rien d’autre que l’absence du pont à venir, c’était le principal qui manquait : le tablier qui permettrait d’aller de son pas de Coca à Edgefront. » Nouveau défi technique, moment d’intense excitation, « la haute technologie revisitant la geste archaïque des fileuses de quenouille, puisqu’il s’agissait en gros de filer les tendeurs exactement comme on file la laine au rouet, travail spécifique des câbleurs qui durait déjà depuis plusieurs semaines. »

 

À la toute fin de ce récit captivant, réaliste et puissamment romanesque, le pont est construit, célébrant une nouvelle victoire de la technologie. Mais quelque chose a changé dans la vie des personnages, qui les conduit dans une direction inattendue, vers une nouvelle relation au monde et aux hommes.

 

Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont

Folio 5339. 340 p. Prix Médicis 2010

 

 

 

Extrait

 

    Diderot l’attend hors de la plate-forme, calé dans l’Impala qui roule bientôt vers l’amont du fleuve, vers le méandre, là où il n’est plus de villages mais seulement quelques cabanes et des criques. Ce n’est pas la dernière fois qu’ils se voient, il n’y a pas de dernière fois, personne n’est encore mort dans cette voiture, et leur seule idée maintenant est de trouver un coin pour eux, il fait chaud encore, ils choisissent les roseaux sauvages et l’herbe sablonneuse, ôtent leurs chaussures, se piquent aux orties. Ils ont de beaux pieds, Katherine les chevilles fines et les talons larges, légèrement évasés sur les bords, Diderot les orteils minces et juste recourbés. Ils marchent sur le rivage en levant haut les genoux, leurs peaux s’effacent dans l’eau brune et habitée. Au loin, le pont, et devant eux, très agitée, la rivière travaillée par de forts courants qui créent l’écume en surface, il n’y a plus qu’un seul paysage autour d’eux, on y va ? Ils se déshabillent en vitesse, balancent leurs fringues éclaboussées sur la rive, puis à fortes enjambées descendent dans le fleuve en hurlant, écartent des branches qui flottent sur leur passage, un carton de Campbell’s Soup, une sandalette rose, puis captent un flux et s’éloignent en nage indienne. 

Le pont Rion-Antirion, vu de la rive sud du Golfe de Corinthe. Achaïe, Grèce. Guillaume Piolle (Eusebius)

 

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