Tanguy Viel, Article 353 du code pénal

Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien.

 L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit

 

« Une vulgaire histoire d’escroquerie »

C’est l’histoire d’un huis clos ouvert sur le ciel, le grand large et un chantier qui ne sera jamais fini.

Dans le bureau d’un juge d’instruction, deux hommes se font face, le juge qui questionne et l’accusé qui répond, ou plutôt qui raconte, qui se raconte.

 

En 1990, dans un bourg du Finistère situé sur la presqu’île de la rade de Brest, durement touché par les plans de licenciement de l’arsenal, arrive un inconnu, avec de grands projets et « un carnet de chèque plus épais que la moyenne ». Il ambitionne de transformer ce lieu déshérité en station balnéaire, de construire sur les terres à choux fleurs et à artichauts des « immeubles de cinq étages tout de verre et de bois exotique, avec des solariums, des ascenseurs vitrés et des piscines chauffées ». Le Maire, Martial Le Goff, homme bon et intègre, est enthousiaste. Un matin, à 11 heures, dans la grande salle lumineuse de la Mairie, Antoine Lazennec – c’est le nom du promoteur « cow-boy » et « pionnier» - dévoile la maquette de son projet immobilier, en présence de tous les habitants de la Presqu’île, d’architectes, banquiers et autres notabilités. Il lui est facile d’emporter l’adhésion de tous, parmi lesquels Martial Kermeur qui investit, dans l’achat d’un futur appartement avec vue sur la baie, la totalité de sa prime de licenciement.

Quand il prend la parole dans le bureau du juge d’instruction, six années se sont écoulées, le Maire a vendu les terrains communaux, que les engins de terrassement ont défoncés. Puis tout est resté en l’état. Année après année, Lazennec est venu, affable et toujours optimiste, distiller la fable de moins en moins crédible d’un prochain aboutissement. Le jour des obsèques du Maire, qui s’est suicidé après avoir investi dans l’affaire l’argent de la commune, il est encore là, satisfait, un verre de cidre à la main, à s’empiffrer de brioche.

Le récit de Martial Kermeur commence par la fin. Lors d’une partie de pêche au homard, il a jeté à l’eau Antoine Lazennec, a ramené le bateau du promoteur au port, l’a garé, est rentré chez lui. Puis quatre hommes sont venus l’arrêter. Il s’est laissé emmener sans opposer de résistance.

 

« Une rivière sauvage qui sort quelquefois de son lit »

 

Les faits sont clairement établis, l’inculpé ne les nie pas. Alors pourquoi ce long entretien ?

Pour l’un et l’autre il s’agit d’abord de comprendre. « Il avait l’air d’avoir le temps, il avait l’air de penser que si ça devait prendre quinze jours, il les prendrait, rien que pour comprendre je ne sais pas quel ressort caché de l’histoire ».

Jusqu’à ce huis clos dans le bureau du juge, Kermeur est un bloc de silence douloureux. Or parler, c’est penser. Comment s’y retrouver dans ce flot verbal soudain libéré, « avec le désordre de la parole et mille pensées s’embouchant comme dans un entonnoir dont, peut-être, [le juge] essayait de comprendre les lois internes de sélection » ?

« Pourquoi ? » demande le juge à plusieurs reprises. « Bon sang, Kermeur, mais qu’est-ce qui vous a pris ? », « Pourquoi ne vous êtes-vous pas mis ensemble contre Lazennec ? ». Peu à peu, l’enchaînement des causes et des effets devient clair, la honte de s’être laissé duper par le beau parleur, de s’être trahi lui-même, l’espoir persistant de récupérer l’argent investi, sa profonde humanité qui l’empêche d’imaginer que des êtres tels que Lazennec puissent  en être entièrement dépourvus. Il lui aura fallu six ans pour que tout s’éclaircisse, pour que son cerveau puisse fabriquer « une petite machine à lui pour domestiquer l’absurde ».

Certains épisodes de sa vie lui reviennent, susceptibles d’expliquer comment il s’est laissé prendre aux manœuvres de Lazennec, à sa fausse amitié, comment il a accepté de signer. Ainsi lui apparaît, avec le recul, l’épisode du billet de loto. Pendant dix ans, il a joué au loto les mêmes numéros et le jour où ces numéros sont sortis, il n’avait pas validé le ticket. Alors, la proposition du promoteur lui est sans doute apparue comme une seconde chance. « Sauf que le billet de loto, cette fois-là, il coûtait cinq cent mille francs. – Et qu’en un sens, a repris le juge, le tirage n’a jamais eu lieu ».

 

Parler, c’est aussi parler d’Erwan, son fils dont le lecteur apprend rapidement qu’il a fait une « grosse bêtise ». Depuis le divorce de ses parents, il vit avec son père, qui ne sait pas parler, dans la petite maison prêtée par la mairie. Le père reconstitue l’enchaînement des faits qui ont conduit son fils en prison, condamné à deux ans de prison ferme pour avoir détaché de leur amarre tous les bateaux du port de plaisance, et d’abord celui de Lazennec parti le premier s’échouer sur une plage, libéré. Des images d’Erwann se bousculent, Erwan qui ne dit rien mais peu à peu comprend que son père n’achètera jamais le bateau promis, que son père s’est fait avoir, ne réagira pas. «  […] j’ai compris maintenant, oui, j’ai compris, Erwan, c’était comme une pile électrique que j’aurais chargée toutes ces années sans discontinuer. » Erwan a pris le relais de ce père qui fut un syndicaliste, un élu socialiste au conseil municipal, Erwan né le jour où le visage de François Mitterrand est apparu sur les écrans de télévision.

 

« Une mouette dans la brume du port »

 

L’homme qui s’est mis à parler fait son autoportrait, celui d’un presque cinquantenaire au chômage, banal, passif, naïf, taiseux, un pauvre type en somme, ironiquement prénommé Martial, comme le Maire, son ami Martial Le Goff qui se suicide après avoir ruiné la ville. Il faisait confiance à la loi qui n’a rien fait contre l’escroc. Il n’a pas la maîtrise d’un vocabulaire abstrait qui lui permettrait d’analyser les ressorts psychologiques et les faits. Mais quand il parle, enfermé dans le bureau d’un juge qui veut comprendre, qui sait écouter, il fait entrer, par petites touches, d’une métaphore à l’autre, un univers sensoriel d’une grande poésie.

L’image récurrente des deux hectares de terrain communal défoncés par les engins de terrassement abandonnés n’est pas seulement la métaphore de sa vie, la plaie béante qui rappelle sans cesse l’argent perdu. Elle traduit son amour des lieux. Il sait trouver les mots pour dire son émotion devant « cette lumière si belle qui traverse la roche en fin d’après-midi, le calme des fougères qui ont l’air d’absorber toute la douleur du vent ». Il sait dire les nuances du ciel, les mouvements de la mer, la brume. Un souffle marin entre dans le bureau.

« Il ne faut pas m’en vouloir, j’ai dit au juge, quelquefois j’ai des images étranges qui me traversent l’esprit. » Au fil du roman, ces images tissent un portrait subtil du personnage. Pour son fils Erwan, il est « un vieil arbre incapable de bouger », « trop fatigué pour entendre le vent ailleurs que sur la mer ». Mais un arbre pourrait, lui, éviter les phrases et les pensées qui font souffrir, la conscience de sa culpabilité. Cette nature dans laquelle il voudrait se fondre, le menace lui aussi, les arbres, dans la nuit, sont prêts à lui tomber dessus. Face au juge qui l’interpelle, qui veut comprendre comment il a pu se laisser convaincre par l’escroc, il n’est qu’une coccinelle arrosée des pesticides de sa propre conscience.

A l’image de la Bretagne, il est à la fois un homme des terres et de la mer, un arbre et une mouette qui dominerait les événements. Il a acheté un appartement avec vue sur la mer, mais c’est dans un bateau qu’il voulait investir sa prime de licenciement. Du bateau de Lazennec qui ouvre le roman aux bateaux libérés par Erwan, ce thème poétique, nœud de l’intrigue, est une autre clé du personnage.

Les images qui se bousculent, se mêlent tentent aussi d’exprimer la façon dont de petits événements s’incrustent dans la mémoire d’un enfant qui grandit, le torturent en silence. Elles permettent de traduire le temps qui passe, le temps qu’on voudrait remonter, comme dans l’épisode central de la roue, lors duquel se noue le lien entre le père et le fils.

 

 

Ce personnage a plus d’un point commun avec celui de L’Ėtranger de Marcel Camus. La mort, le meurtre sont inscrits dans leurs patronymes – Kermeur, Meursault. Leurs actes semblent absurdes, à l’image du réel humain, de la société et la conscience claire de cette absurdité ne leur est pas encore accessible. Ils sont confrontés à la loi, à la justice des hommes. Ils ont la même sensibilité au monde qui les entoure, à la lumière, à la mer. Ils sont les narrateurs de leur propre histoire, alors que ni l’un ni l’autre n’ont la parole aisée. Mais le personnage de Tanguy Viel est plus directement empathique, émouvant. D’aucuns considèreront peut-être que l’auteur, Tanguy Viel, aurait pu mieux contrôler le flot des métaphores qui envahissent son texte, d’autres sentiront que ce lyrisme permet de s’approcher au plus près de ce qu’on peut appeler la vérité d’un être, et seront emportés jusqu’au coup de théâtre final qui lève le mystère du titre énigmatique.

 

Tanguy Viel, Article 353 du code pénal

Editions de Minuit, 2017

 

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