Asli Erdoğan, La ville dont la cape est rouge

 

Aperçu sur un présentoir de bibliothèque, ce nom est familier. Cette écrivaine , qui n'a aucun lien de parenté avec l'actuel président de la Turquie, a été accusée « d’appartenance à une entreprise terroriste », au prétexte qu’elle soutient le droit des Kurdes à l’enseignement et a dénoncé les viols commis par des policiers turcs sur des jeunes filles kurdes. Elle a été arrêtée le 17 août 2016, libérée, placée en résidence surveillée, et vit maintenant à l’étranger dans l’attente d’un verdict qui pourrait la ramener en prison dès qu’elle posera le pied sur le sol turc.

Ce roman, paru en Turquie en 1998, ne se déroule pas à Istanbul, mais à Rio de Janeiro, au Brésil.

 

« C’est le plus beau coin du monde », disent les habitants de Rio en parlant de leur ville. Tous en chœur, « le plus beau coin du monde ».

Dans l’ouverture du roman, flamboyante et terrifiante, la voix qui parle est celle d’Özgür, jeune femme turque de vingt-huit ans, qui vit là, ou plutôt y survit. Elle y est arrivée deux ans plus tôt, fascinée par une vieille carte postale aux couleurs passées, une vue « connue, époustouflante », et elle s’y est perdue.

La chaleur est accablante – étrange sensation de lire ce récit quand la neige tombée en abondance blanchit le paysage. Poussée par la soif, le manque de cigarettes, fuyant la solitude, elle quitte son appartement à la tombée de la nuit. Le temps alors se distend, et son parcours dans Rio, du coucher du soleil à la nuit, semble durer une éternité. Partie des hauteurs de Santa Teresa où elle demeure, elle descend dans la vallée de Santa Teresa, « la jungle », traverse Lapa, « le plus vieux quartier de Rio », parvient au « point zéro ». « Elle s’était arrêtée à une bifurcation, regardant à droite et à gauche avec hésitation. Elle avait deux possibilités : soit marcher vers la baie de Flamengo, le long du boulevard Gloria, soit se rendre au fameux Cinelândia… ». Elle choisit le boulevard Gloria, ses deux visages, ses métamorphoses. Mais à peine parvenue à l’océan, il lui faut repartir, tenter la remontée avant la nuit noire, définitive. Ses yeux ne voient plus rien mais Rio est toute entière en elle, chaque lieu est marqué de souvenirs, maisons délabrées dans lesquelles elle s’est réfugiée, jardins à l’abandon, luxuriance étrangement naturelle et préservée de la vallée de Santa Teresa.

A chaque pas, surgissent les Cariocas – habitants de Rio - , foule inquiétante, violente. Il lui a fallu apprendre à se protéger du danger, la violence de la ville est entrée en elle. « Les instincts d’ Özgür s’étaient autant développés que ceux d’un fauve nocturne. » Les armes cliquettent, explosent en feux d’artifice sur les collines des favelas, quand arrivent les camions bourrés de cocaïne. Toute fête peut devenir mortelle, une fête d’anniversaire faire la une des journaux du dimanche : « Dix morts à Vigario Geral. La guerre de la cocaïne a souillé un anniversaire. »  La sexualité est omniprésente, explosive, dionysiaque lors du carnaval, et quotidiennement incarnée par les amants successifs d’Özgür, passée d’un danseur de samba à l’autre, par les « adolescents ayant goûté à toute sorte de sexualité et de violence avant même la quinzaine ».  

 

Asli Erdoğan raconte la rencontre décisive entre Rio et Özgür – son prénom signifie libre en turc - mais aussi sa déchéance, son comportement autodestucteur. « Elle essayait de déterminer l’origine de ce processus irrévocable. Si elle pouvait en définir les limites et la pierre de touche, elle pourrait au moins le maîtriser. Si elle avait à choisir un point zéro, elle choisirait ce jour où elle avait rencontré une métisse à Copacabana. » C’est la rencontre, plusieurs fois racontée, déclinée en différentes variantes bouleversantes, avec un être humain, mort ou mourant sur le trottoir, au milieu du flot des passants indifférents. Puisque la faim est partout, Özgür doit connaître la faim elle aussi, ne plus être la gringa turque de son arrivée. Constamment humiliée, blessée  par les trahisons en amour, en amitié, les duperies, elle renonce à ses principes.

Ces deux années dans Rio, vécues intensément, en accéléré, sont une descente aux enfers, marquée par les motifs conjoints d’une pourriture généralisée et du feu, pluie violente et chaleur torride. Elle parcourt « les labyrinthes sournois, misérables, obscurs du pays des Morts » dont les « gardiens d’Hadès » ont moins de seize ans, elle est Eurydice fuyant les rafales de semi-automatiques. Elle a survécu au Carnaval, « orgie mortelle », mais elle sait que la mort peut la frapper à tout instant.

 

Comment survivre ? Quelle protection trouver contre la mort, dont elle apprend qu’elle est inscrite dans la topographie de la ville puisque le même mot portugais – morro - peut signifier « la colline » et « je meurs » ?

En quittant Istanbul, elle a emporté cinquante livres en langue turque « soigneusement choisis pour ce pays ». Mais aucun ne pouvait l’aider à comprendre la ville de Rio. Alors, un jour, elle a acheté un cahier vert, « le cahier le plus épais qu’elle ait jamais vu », et s’était mise à écrire La ville dont la cape est rouge. « Ce livre était né soudainement, comme une passion, il avait surpris Özgür. Il avait la tristesse des enfants non désirés. » Elle transporte ce cahier vert dans un grand sac en cuir. C’est toute sa vie qu’il contient, car écrire la protège momentanément de la mort.

Deux fils narratifs, deux voix sont ainsi mêlés dans les chapitres, la survie d’Özgür à Rio et l’écriture de son roman au sujet identique. Une troisième voix se fait également entendre, plus distanciée, qui généralise, tente de mettre à l’écart le lyrisme : c’est le regard d’« un voyageur dans les rues de Rio ». Quand la vie d’Özgür est un chaos, lui tente de mettre de l’ordre, d’évoquer les habitants par catégories. Mais ce voyageur cède lui aussi à la folie, à la nuit dans un dernier chapitre au lyrisme incantatoire, bien loin de la froideur du début.

Özgür, voyageuse et écrivaine, croise sur son chemin d’étranges figures d’artistes dont certains furent ses amants, Eli, acteur et danseur, enfant de la violence et de la faim ; Eduardo, peintre de talent, cocaïnomane et « pur voyou » généreux ; Roberto, « star » de Ta Na Rua, fameuse troupe de théâtre de rue. Et dans Santa Teresa, quartier prisé des artistes, surgit un loup-garou terrifiant, un sphinx vêtu comme un clochard,  peintre célèbre protéiforme. Au-dessus d’eux plane la figure mythique d’Orphée, sur un poster dans la chambre d’ Özgür, dans l’Orfeu negro du film de Marcel Camus vu au début de son séjour à Rio. Saura-t-il la ramener du pays des morts ?

 

Ce roman intense et poétique façonne une image inattendue de Rio, repoussante et fascinante, où tout peut se métamorphoser, « comme un cri qui, à la fois, invitait à la nuit et la déchirait », où on peut croire  que « la ville dont la cape est rouge est aussi un pays de contes », où la guitare de l’Orphée noir, pourrait étouffer « tous les bourdonnements, les gémissements, les lamentations… »

 

Asli Erdoğan, La ville dont la cape est rouge

Traduction du turc par Esin Soysal Dauvergne

Acte sud 2003. 187p

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