Jean-Philippe Toussaint, Made in China

 

Histoire d’une rencontre

« "Cher Jean-Philippe, est-ce que tu peux me transférer l’horaire de ton vol ? Il faut que je m’organise " m’écrivait Chen Tong, quelques jours avant mon arrivée en Chine. Je suis arrivé à Guangzhou le 21 novembre 2014 dans la soirée, et Chen Tong m’attendait à l’aéroport. »

Ainsi s’ouvre le récit de Jean-Philippe Toussaint, histoire d’une rencontre avec la Chine et les Chinois dont le premier épisode s’est déroulé quinze ans plus tôt, à l’automne 1999, lorsque Chen Tong, son éditeur chinois, sonna à la porte de son appartement bruxellois. Les souvenirs de ses nombreux séjours en Chine à partir de l’année 2001, se mêlent ainsi à ces journées de 2014, souvenirs d’anecdotes, d’hôtels, constat nostalgique des changements dans la ville, souvenirs d’autres rencontres au fil desquels se noua le lien qui l’attacha à la Chine et à Chen Tong.

 

Cette valse légère des temps s’accompagne, autour du point fixe qu’est Chen Tong, d’un ballet de personnages, apparaissant et disparaissant sur le siège avant de la voiture. Interprètes, techniciens, figurants, tous vivent sous la plume gentiment espiègle de Jean-Philippe Toussaint. Même s’il lui arrive « souvent de [s]’embrouiller dans les patronymes chinois », ses portraits sont précis, tel celui de Jinhua, l’ingénieux et joyeux éclairagiste, de Sue l’intimidante interprète, de l’apiculteur, sosie à peine sinisé d’Henri Salvador au même rire tonitruant, qui se révéla être un acteur calamiteux.

La vie chinoise de l’auteur est ainsi traversée de « comètes mystérieuses », dont l’orbite s’éloigne. « Mais finalement, bon an mal an, la plupart de mes amis chinois, qui s’éclipsaient ainsi momentanément de ma vie comme s’ils s’étaient volatilisés dans le grand vide sidéral, réapparaissaient comme ils avaient disparu, à l’improviste, sans crier gare, et, aussitôt, la relation que nous entretenions dans le passé reprenait, comme une conversation interrompue, à l’endroit exact où nous l’avions laissée (à croire que mes amis chinois n’existaient plus dès que j’avais le dos tourné). »

 

Repas partagés, multiples trajets en voiture sont autant de scènes récurrentes qui ouvrent l’auteur à la vie chinoise, mais ce qui le passionne c’est de comprendre la mentalité, les coutumes chinoises. La tâche est rude quand on ne connaît que quelques rudiments de mandarin, qu’on est contraint de recourir en permanence au truchement de tel ou telle interprète, qu’il faut accepter de n’avoir aucune autonomie. Cet inconfort permanent est pourtant ce qui lui permet de se dépouiller de sa volonté, très européenne, de conserver le contrôle, d’avoir des objectifs précis, et de percevoir ce qui est, selon lui, le cœur de la mentalité chinoise : agir non pas en fonction d’une visée générale, mais en sachant mettre à profit les situations rencontrées, le hasard, comme en atteste la langue elle-même.

« J’avais ainsi appris quelques heures plus tôt, en lisant dans l’avion un livre de Cyrille Javary, que les idéogrammes qu’on utilise pour traduire en chinois le mot hasard tournent autour de l’idée de mise en relation, ou d’appariement, d’adéquation, et que, pour représenter le hasard, en Chine, on utilise un oiseau qui se pose sur une branche. » Poursuivant sa lecture, il apprend aussi que « la chance n’est pas un don du ciel, mais le résultat d’une observation patiente de la configuration d’une situation momentanée, de manière à pouvoir y intervenir de la manière la plus efficace qui soit. »

 

Made in China

 

Jean-Philippe Toussaint est écrivain et cinéaste. Il atterrit à Guangzhou, le 21 octobre 2014, pour y tourner The Honey dress (La robe de miel), un film adapté de l’un de ses romans, Nue. Made in China est le récit de ce tournage et d’autres tournages antérieurs, récit de scènes souvent cocasses, à la recherche de l’apiculteur, du décor, des accessoires nécessaires, de l’actrice qui portera la robe, jusqu’au moment du tournage, où se dénoue comme par magie toute la tension accumulée.

Cette « simple chronique quotidienne d’un tournage », riche de multiples détails qui en font une passionnante « plongée dans la Chine contemporaine, avec l’évocation de ses décors urbains, de ses ambiances », est aussi l’occasion d’une réflexion sur la création quelle qu’elle soit – arts plastiques, photographie, et surtout cinéma et littérature. En route vers la Foire de Canton, « l’étincelle initiale qui est à l’origine de Made in China » jaillit : il renoncerait, au profit de ce livre que nous lisons, à l’essai littéraire sur « Le Fatal et le Fortuit » qu’il a commencé d’écrire avant son départ. La théorie est faible et fade à côté de la vie, des multiples rencontres aléatoires dont l’écrivain-cinéaste a su s’emparer pour réussir à fixer l’impossible, une robe de miel, un paysage urbain, la transformation de larves d’huîtres séchées en abeilles.

Qui mieux que Chen Tong pouvait être le personnage principal de ce Made in China, artiste, professeur aux Beaux-Arts, éditeur, libraire, producteur, commissaire d’exposition ? A lui revient naturellement le rôle de « maître du miel » dans le film, expression dont l’auteur nous apprend qu’elle désigne en Europe les peintres de la Renaissance dont le nom s’est perdu.

 

Rire et larmes

 

On rit, on sourit beaucoup en lisant Jean-Philippe Toussaint, qui n’hésite pas à se moquer de lui-même, ballotté d’un hôtel à l’autre, chauve, sorte de bouddha belge, dont les longs discours sont presque toujours traduits par ses interprètes en deux ou trois mots expéditifs, autrement plus efficaces. String, culotte pour l’actrice ? La question est d’importance et la scène évoquant les négociations et recherches particulièrement comique. Et que dire d’un producteur qui n’a pas encore lu le scénario du film qu’il s’apprête à tourner ?

Mais ce récit est aussi l’histoire d’une amitié, discrète, efficace. La confiance totale manifestée par Chen Tong à son égard, efface les doutes de l’auteur, galvanise l’équipe. L’émotion culmine lors du repas improvisé dans le décor du film : « Le discours de Chen Tong me touchait profondément, qui me faisait sentir, au-delà des cultures et des langues, ce que pouvait être la réussite d’une collaboration professionnelle, ce que pouvait être l’amitié. […] Il avoua  que le chemin que je menais lui semblait souvent déconcertant, parfois incompréhensible, mais qu’il fallait l’accepter.[…] Il fallait, en somme, disait-il, me faire confiance ».

L’auteur, ému aux larmes par les manifestations d’admiration à son égard des jeunes artistes présents, par le souvenir de son père mort quelques mois plus tôt, revendique le droit de ne pas dissimuler ces émotions, « derrière l’abri de la fiction ou le paravent des personnages ».

Mêler humour et émotion, méditation sur l’art, le temps et description détaillée, exhaustive du réel, revendiquer l’importance de l’anodin, il y a quelque chose de Proust dans ce projet, dans cette œuvre, dans laquelle aussi les phrases se déploient tout à leur aise, conduisent sans heurt jusqu’à leur chute le lecteur amusé et séduit.

 

Pourtant, Jean-Philippe Toussaint n’est pas satisfait du résultat. Il manque à ses mots une musique qui accompagnerait la somptueuse évocation de l’actrice dans le film.

 

« C’est le début du film et c’est la fin du livre. »

Honey.jptoussaint.com

 

 

Jean-Philippe Toussaint, Made in China

Les éditions de Minuit. Septembre 2017. 188 p.

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