Éric Vuillard, L’ordre du jour

Éric Vuillard, écrivain et cinéaste, auteur de romans historiques, a obtenu le prix Goncourt 2017 pour ce récit, qui a depuis rencontré un grand succès public.

 

Les courts chapitres qui se succèdent s’ouvrent avec la « réunion secrète » qui se tint le 20 février 1933, dans le palais du Reichstag. Vingt-quatre chefs d’entreprise, « le Nirvana de l’industrie et de la finance », après avoir attentivement écouté le discours d’Adolf Hitler, chancelier, s’engagèrent à financer sa campagne électorale afin de balayer toute opposition au parti Nazi lors des élections de mars. Parmi toutes les compromissions qui laissèrent le champ libre à Hitler, il choisit de raconter la « visite de courtoisie » de Lord Halifax invité par Goering, en novembre 1937, le « déjeuner d’adieu » de Ribbentrop, nommé ministre des Affaires étrangères, reçu à Downing street par Chamberlain, le 12 mars 1938, jour de l’invasion de l’Autriche par l’armée du Reich, et, sur de nombreux chapitres, du 12 février au 12 mars 1938, les capitulations successives des dirigeants autrichiens aboutissant au gigantesque « coup de bluff » que fut la « Blitzkrieg ». La conférence de Munich, le 29 septembre 1938, n’est plus qu’une formalité. Le récit se clôt, au printemps 1944, sur Gustav Krupp, l’un des puissants capitaines d’industrie présents lors de la réunion du 20 février. Devenu sénile, il est soudain terrifié par la vision des fantômes des prisonniers qui moururent en travaillant dans ses usines. Fugitive vision, que le lecteur se rassure.

L’écrivain s’avoue tenté par la liberté que lui confère l’écriture littéraire. Pourquoi ne pas réécrire l’histoire ? Mais les faits sont têtus, les sources innombrables. Éric Vuillard cite les siennes, les Mémoires de Schuschnigg, « le petit despote autrichien », une photographie trafiquée, les actes du procès de Nuremberg en 1946, les films de propagande allemands qui mettent en scène une séduisante « mélodie du bonheur », les Mémoires de Churchill.

 

Ce cadre historique intouchable laisse pourtant à l’écrivain une liberté dont il s’empare avec une grande efficacité dans la construction du récit, le choix des épisodes, pour certains brièvement évoqués, pour d’autres étalés en plusieurs épisodes. Il possède un sens aigu de la dramaturgie. Les « personnages », acteurs de premier plan de cette histoire tragique, sont clairement campés. Le scénario surtout est parfait. Rebondissements, suspense, les différents épisodes du récit de la capitulation de Schuschnigg et de l’annexion de l’Autriche se lisent comme un roman d’action qui prend soin d’insérer deux parenthèses apportant comme une respiration, un regard décalé sur les événements. Ainsi, le 11 mars 1938, jour de la capitulation de Schuschnigg, Albert Lebrun, président de la République française, « paraphe un décret relatif à l’appellation d’origine contrôlée juliénas (le célèbre décret du 11 mars 1938), et se demande, à mesure que son regard dégringole le long des battants de la fenêtre de son bureau, si vraiment les vins d’Émeringes et de Pruzilly méritent cette appellation… ». On ne peut qu’admirer l’écriture du chapitre intitulé « Déjeuner d’adieu à Downing street », repas interminable à la conversation oiseuse, dont la clé n’est donnée qu’à la toute fin, chute magistrale.

Ce récit très théâtral, est aussi romanesque par la façon dont il donne une chair humaine à ces personnages historiques, évoque la foule des anonymes, les détails triviaux de la vie ordinaire. Le 20 février 1933, il fait froid, les nez coulent. A Downing street, on a mangé « une poularde de Louhans à la Lucien Tendret ». Quelques notations permettent de camper le contexte, d’évoquer les lieux et les comparses.

 

 

Le récit historique n’est jamais objectif. Même si sa présence est discrète, invisible, l’auteur organise, choisit, accentue ou efface. Éric Vuillard ne triche pas, il affiche sa présence, sa colère, son indignation quand il évoque ces dirigeants qui n’ont rien fait alors qu’ils connaissaient les projets des Nazis, les peuples apathiques qui continuent d’acheter les objets fabriqués par ces industriels qui aidèrent Hitler à exterminer, ces jeunes autrichiennes qui acclamaient l’armée allemande le 12 mars 1938, Chamberlain qui se laissa manipuler par Ribbentrop. Il soigne les chutes de chapitres, affectionne les formules qui frappent. Ainsi écrit-il comme conclusion de l’accord entre Hitler et les grands patrons : « Et ils se tiennent là, impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l’Enfer. »

Il manie efficacement l’ironie, transfigure ces figures haïssables en animaux, en pantins grotesques, fait de l’Anschluss un spectacle ridicule et raté car l’armée allemande n’est pas du tout une « redoutable machine de guerre ».  Ses blindés sont peu performants, son armement est inefficace, les Panzers tombent en panne les uns après les autres et bloquent les routes.

 

Cette omniprésence de l’auteur, ses interventions moralisatrices, ses injonctions finissent par agacer. Il sait écrire, c’est sûr, mais qu’apporte-t-il de nouveau, qui n’ait pas été dit ou montré ?

 

 

Éric Vuillard, L’ordre du jour

Acte sud. Mai 2017. 150 p.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Thème Magazine -  Hébergé par Overblog