Julia Deck, Sigma

 

DOREAPALAN "Santi e Martiri" collection-"S.Sebastian" magenta blouse;"S.Lucia" blue blouse; "S.Giovanni Battista" nude dress.
Yves Klein, Lucio Fontana - Museo del Novecento-MILANO-October 2014-February 2015

Un roman d’espionnage

 

Ouvrant ce roman de Julia Deck, le lecteur trouve d’abord cette épigraphe.

   Il se trouvait enfin dans sa Suisse adorée, la patrie spirituelle des espions de naissance. »

John Le Carré, Un pur espion.

 

Suit une liste de personnages classés en trois groupes : les cibles, les agents, ceux qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre. D’ordinaire, on trouve ce genre de liste au théâtre - on l’appelle alors « didascalie » - ou dans les romans de Dostoïevski, le lecteur français ayant tendance à se perdre dans les multiples diminutifs et l’abondance des personnages. Cette liste s’avère très utile, car les personnages sont nombreux, leurs noms insolites, aisés à confondre, porteurs d’indices cryptés à destination de la sagacité du lecteur.

 

Le prologue enfin finit d’introduire dans un univers occulte, celui d’une organisation nommée « Sigma – Σ », dont la « direction exécutive » est située à New York et les agences disséminées dans le monde entier. Le 15 mars, elle reçoit un message des « opérations helvétiques » de Berne :

« Nous apprenons qu’une œuvre disparue du peintre Konrad Kessler referait surface aux alentours de Genève. Depuis la fin du siècle dernier, notre Organisation tente de contenir l’influence de cet artiste subversif. Mais sa renommée ne cesse de croître malgré nos efforts, et la réapparition d’une pièce maîtresse risque d’augmenter encore son pouvoir de nuisance. Sauf avis contraire, nous activons nos réseaux afin que la réception publique de l’œuvre se déroule de manière conforme à nos critères. »

Il s’agit donc de déterminer les « cibles » liées à cette œuvre, personnes influentes, potentiels grains de levain qui, en fermentant, pourraient bien secouer, déstabiliser, faire réfléchir : Alexis Zante, banquier passionné d’art ; Elvire Elstir, galeriste à la recherche d’un événement artistique nécessaire à la survie de sa galerie ; Pola Stalcker, sa sœur, comédienne renommée ; le professeur Lothaire Lestir, mari d’Elvire Elstir, chargé d’un programme de recherche au Centre mondial du cerveau.

Comment les contrôler, comment veiller à « l’harmonisation des pensées » sur laquelle repose l’édifice social tout entier ? Il suffit d’infiltrer auprès d’eux des agents de l’organisation, experts supposés dans l’art de la manipulation, aidés de quelques micros et caméras bien dissimulés.

 

Une entreprise littéraire virtuose et jubilatoire

 

Julia Deck écrit son roman d’espionnage comme un roman épistolaire, un échange d’informations et de consignes entre les agents et l’organisation Sigma, en Suisse, à Paris ou à New York. Les comptes-rendus des agents sont étonnamment précis, fourmillent de détails sur les lieux, les conversations, les réactions des cibles, les liens familiaux, détails qui intriguent le lecteur et intéressent au plus haut point l’organisation puisque la clé de la manipulation est la psychologie. Sous la plume inspirée des infiltrés, les cibles deviennent de véritables personnages romanesques, victimes et bourreaux, d’autant plus subtils, énigmatiques, qu’ils sont perçus par des regards différents. Les agents, dont les styles d’écriture sont nettement différenciés, acquièrent peu à peu, eux aussi, individualité et consistance, au contraire des chefs de l’organisation dont les réponses brèves, efficaces, expriment sans fard, appliquée à l’opération en cours, une vision de la société managériale, totalitaire, glaçante.

De lettre en lettre, la mécanique du complot et de l’intrigue avance avec une redoutable efficacité. Les indices s’accumulent, les actions et les regards convergent vers un pavillon susceptible d’abriter l’œuvre disparue du grand peintre. Nul ne semble échapper à la manipulation orchestrée depuis New York, ni les cibles, ni les agents qu’il est facile d’éliminer s’ils ont le malheur de dévier, d’avoir des états d’âme, pire, des sentiments.

La tâche peut s’avérer plus ardue que prévu. Le Professeur Lestir se méfie de tout le monde et particulièrement de son « assistant ». Les chefs de Sigma découvrent en même temps que ses confrères de la Société internationale de neurosciences, le contenu de sa communication intitulée Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes et les femmes.  Partant du constat qu’en dépit des lois, les hommes continuent de dominer la société, Lothaire Lestir développe une théorie audacieuse, à la rigueur logique imparable, potentiellement subversive.  Depuis plus de cinquante ans, l’étude de la physiologie du rapport sexuel, par des « milliers d’entretiens et de mesures in situ » met en évidence que, « au cours de leur vie, les femmes jouissent en moyenne trente-deux fois moins que les mâles ». Or « au moment de l’orgasme, l’imagerie médicale indique une activation de zones cérébrales fortement sollicitées par la capacité d’abstraction, la créativité, la confiance en soi […]. Quand ces zones sont stimulées de façon régulière, la propension à occuper le pouvoir est facilitée. » Donc les femmes n’ont plus le choix : il leur faut exiger leur part du plaisir.

 

Les défis ne manquent pas, le suspense est haletant.

Les recherches du professeur Lestir lui permettront-elles d’étayer et de populariser sa théorie ?

Comment remettre sur le droit chemin Alexis Zante, ce banquier qui s’égare, risque de propager ses doutes sur le système financier, qui s’abîme dans la contemplation solitaire des œuvres d’art ?

Cette comédienne, Pola Starker, résistera-t-elle aux sirènes du cinéma commercial ?

Sigma parviendra-t-elle à son but, priver l’art de tout caractère subversif, en intégrant les œuvres dans des parcours balisés, parsemés de propositions commerciales ?

 

Et la romancière, Julia Deck, qui manipule tous les personnages, crée la surprise et captive jusqu’au bout, sème des indices, s’amuse à dérouter, échappe-t-elle au formatage de l’art, a-t-elle été recadrée, comme les agents de Sigma ?

Au moins son lecteur, loin de la foule des grandes expositions dans lesquelles il est si difficile de s’attarder sur une œuvre, parfois même de la voir, peut tout à loisir lire et relire dans la paix de sa solitude, s’amuser, s’interroger, s’indigner, réfléchir.

 

 

Julia Deck, Sigma

Les Éditions de Minuit, 2017. 234p.

 

 

 

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