Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne

Le cavalier polonais, Rembrandt, 1655. Frick Collection, New York

La vérité ne fuit point les rois qui l’aiment et qui la cherchent.

 

Le dernier roman de Yannick Haenel, prix Médicis 2017, est enthousiasmant. Il entraîne son lecteur vers des livres, des films, des peintures. Il lui montre comment observer le monde qui l’entoure ; faire éclore la beauté ; vivre intensément le présent ; se laisser emporter par le hasard et les rencontres qu’il propose. C’est un roman un peu fou, à l’image de son narrateur, équilibré pourtant, parfaitement réglé – trois parties, trente-trois chapitres !

Apollon, Dionysos.

 

« À cette époque, j’étais fou. J’avais dans mes valises un scénario de sept cents pages sur la vie de Melville : Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, le plus grand écrivain américain, celui qui, en lançant le capitaine Achab sur les traces de la baleine blanche, avait allumé une mutinerie aux dimensions du monde, et offert à travers le tourbillon de ses livres des tourbillons de prophéties auxquels je m’accrochais depuis des années […] »

Cet homme est « possédé », la tête pleine de livres, de films, de noms, de phrases. Il vit plus ou moins reclus dans son minuscule appartement parisien, faute de pouvoir rencontrer un interlocuteur capable de comprendre son obsession de pénétrer dans la tête d’un écrivain. « Je tenais à parler de la solitude de l’écrivain et du caractère mystique de cette solitude. »

Un jour, écoutant la radio, il entend « une phrase de Melville qui disait qu’en ce monde de mensonges, la vérité était forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché ». « Voilà qu’un daim blanc s’était mis à traverser les kilomètres de forêts sur lesquelles mes pensées, nuit et jour, se concentrent (ma tête est une forêt de noms propres, d’où ma fatigue). »

Cet après-midi-là, l’aventure commence, car ce daim blanc, épiphanie de la vérité, c’est celui que traque Robert de Niro, dans le film de Michael Cimino, The Deer Hunter (Le Chasseur de Daim) appelé en France Voyage au bout de l’enfer. « Je mordais dans mon Big Mac, assis sur un tabouret du McDonald’s de la porte de Bagnolet, et je me disais que Cimino, tout comme Melville, était l’un des noms propres de l’histoire tout à la fois sanglante et immaculée du daim, il en était l’incarnation américaine, il était le daim qui passe, effarouché, dans la forêt d’Hollywood et qui se retrouve dans le viseur de tous ceux à qui l’idée même de daim sera toujours insupportable. »

Une évidence s’impose alors au narrateur : il fallait que Cimino lise son scénario.

De téléphonages en rendez-vous, il obtient le numéro de Michael Cimino. Quelques semaines de solitude sordide et alcoolisée plus tard, un miracle se produit : Cimino répond au téléphone et rendez-vous est pris devant Le cavalier polonais de Rembrandt exposé à la Frick Collection de New York.

 

Le récit s’organise alors autour de deux dates qui s’entremêlent : le 17 avril, moment délectable, étrange et décisif de la rencontre avec Michael Cimino, racontée peu à peu, comme pour en faire durer le bonheur et les répercussions ; le 23 septembre, jour des cinquante ans du narrateur, journée de tous les possibles, journée du basculement, celle où peut s’accomplir la quête « de l’épiphanie du daim blanc de la vérité », non plus seulement dans les films, dans les livres, mais aussi dans les êtres.

Ils sont nombreux à croiser son chemin dans le cercle étroit de son immeuble, dans Paris, ses restaurants et cafés : Tot, son voisin terrifiant, mystérieusement disparu ; Mme Figo, la concierge ; Pointel, producteur de cinéma, grand amateur de littérature américaine ; Guy « le Cobra » qui tient une petite boutique de vidéos rue des Pyrénées ; Agathe, Anouk et enfin, au mitan du livre, Léna. Conservatrice du musée de la Chasse, elle attend Isabelle Huppert devant le restaurant où se trouve le narrateur et dont le maître d’hôtel ressemble à Emmanuel Macron : « En passant devant l’entrée du restaurant, où Macron continuait d’accueillir de nouveaux clients, je croisai le regard d’une femme qui, sur le trottoir, fumait une cigarette et téléphonait en pleurant ; son visage très blanc contrastait violemment avec sa chevelure noire et ses lèvres rouges ; elle était d’une élégance qui tranchait avec les autres dîneurs, avec la soirée, avec les lieux. Elle portait un blouson en hermine, une jupe rouge bordeaux et des sandales à talon vert pomme. J’ai noté le détail de ses vêtements parce que leurs couleurs m’éblouirent : je restai planté là, à la contempler, comme un imbécile ; elle se retourna vers moi, et nos regards se croisèrent pour la deuxième fois, plus serrés qu’une étreinte. Ses yeux étaient vert cuivré ; son visage baigné de larmes avait la souveraineté d’un royaume. »

« […] à la fin, lorsque les récits s’achèvent, [avait dit Cimino], lorsqu’il n’y a plus de récit, toujours les détails – eux seuls survivent ; "les détails, m’avait-il dit en regardant au loin vers l’Hudson, sont des étincelles de vérité" ». Ce sont les détails que le narrateur scrute dans les films qu’il visionne en boucle, cherchant le secret qu’ils contiennent. Ses yeux, ses sens sont constamment en alerte et absorbent le monde environnant, les platanes du jardin à la frondaison sans cesse renouvelée par le passage des nuages.

« J’aimerais m’introduire dans chaque appartement de la résidence pour suivre la lumière au fil de la journée et voir toutes les métamorphoses : il y a un moment, vers 18 heures, lorsque le ciel a été clair toute la journée, et que l’après-midi a été immobile, où les couleurs s’enflamment : d’abord elles vacillent, incertaines, et l’herbe, les buissons d’acacia, les petits massifs de lauriers vous semblent roux, presque noirs … »

Les détails du quotidien, les étals dans les rues, l’odeur d’herbe coupée qui « prodiguait sa fraîcheur comme une faveur marine »,  « la fraîcheur parfumée de miel d’un mur de glycine », sont des pépites, des parcelles d’un trésor qui attend des yeux pour le regarder, un nez pour le sentir, une main pour s’en saisir et le transformer en mots, en images.

 

Des animaux aussi peuplent ce roman et l’imaginaire du narrateur, Sabbat, le dalmatien confié par le voisin Tot, animal paisible perdu lors d’une nuit d’ivresse, nombre d’animaux mythiques, daims blancs, chevaux sauvages, agneau sacrificiel, hirondelle d’Athéna, « grand cerf au pelage roux » du Musée de la Chasse et de la Nature. Tel un faune à la poursuite de la bacchante Léna, le narrateur y traverse une forêt peuplée de renards, paons, loups, lynx. Léna, peut-être, est une réincarnation d’Artémis. Le narrateur risquerait alors de subir le même sort qu’Actéon, le prédateur qui « l’avait regardée comme une chienne ».

La chasse, thème essentiel de ce roman traversé, en filigrane, par la poursuite du cachalot blanc Moby Dick, peut devenir étreinte amoureuse. L’objectif du photographe parfois remplace le fusil. Mais elle est aussi liée à la violence de notre monde, qui tient, dans ce roman, une place aussi importante que discrète : décapitation d’un journaliste américain par un groupe de djihadistes de l’État islamique encore mal connu ; attentat très meurtrier à Paris, morts dont on égrène les noms ; CRS évacuant les sans-papiers près du métro Barbès. Se mêlent personnages et personnes réelles, événements réels et dates fictives. La mort rôde, mythes et croyances sont mis à mal. La violence d’aujourd’hui fait écho à celle d’hier. « Selon [Michael Cimino], la bonne vieille bannière étoilée n’avait cessé à travers l’Histoire de boire le sang des parias, elle était le buvard sacrificiel, la serpillière dont les gouvernements successifs s’étaient servis pour éponger les massacres. "On dit que les étoiles représentent les États d’Amérique, mais en vérité, dit Cimino, elles décomptent chaque tribu indienne décimée" ».

 

Le tragique côtoie la comédie, dans nos vies comme dans les fictions. Le narrateur ne manque pas d’humour, est un adepte de l’autodérision, maladroit, souvent ridicule, tyrannisé par la concierge, Mme Figo, poursuivi par « deux types » tout droit sortis d’un film burlesque ou d’une bande dessinée. Il perd ses clés, son téléphone, son porte feuilles, tombe. 

 

Et quand le monde le submerge, les mots le sauvent, se mettent à danser autour de lui. Le rouge du sang des victimes peut se métamorphoser en incendie, celui allumé dans les œuvres de Proust, Melville, Cimino, et tant d’autres auteurs qui emplissent la tête du narrateur. Au terme de ce « long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens », de sa traversée des temps, des lieux, entre mythe et réalité, le narrateur commence une nouvelle vie, s’apprête à raconter ces « mille […] choses qui s’étaient mises à flamboyer dans [sa] vie ». Deviendra-t-il le Roi du bois, gardien du temple de Diane au bord du lac de Némi ?

 

Gallimard, 2017. 331p.

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