Philippe Vasset, Une vie en l’air

« We’re flying high,

We’re watching the world

Pass us by,

Never want to come down,

Never want to put my feet

Back down on the ground. »

Depeche Mode

 

Philippe Vasset, spécialiste des techniques de renseignement, philosophe, écrivain, géographe, s’intéresse tout particulièrement aux zones laissées en blanc sur les cartes. Pendant un an, il explora méthodiquement, systématiquement, celle de la Région parisienne et en tira un récit paru en 2007 : Un livre blanc – Récit avec cartes.

Dix ans plus tard, Philippe Vasset s’empare d’une autre zone blanche, d’un lieu très présent dans le paysage beauceron : l’aérotrain imaginé par Jean Bertin, intimement lié à la vie secrète de l’auteur.

« C’est un long trait de béton, tendu à sept mètres au-dessus de la Beauce, entre les communes de Saran, Cercottes, Chevilly et Ruan. Tout entortillé d’arbres et de pylônes, il déroule ses arches au-dessus des champs, avant de disparaitre sous les futaies. Étirée sur dix-huit kilomètres, la structure échappe largement au regard : on n’en voit que des tronçons, morcelés par la topographie.

   La piste ne mène nulle part, et pourtant je l’ai remontée, impatient de me perdre. Maintenant que c’est fait, et dans des proportions qui excèdent très largement mes désirs, elle reste mon seul territoire.

   Nu, le béton de cette banderole est pour moi couvert de signes. C’est pour les déchiffrer que j’écris. Je voudrais comprendre ce qui s’est joué là-haut et pourquoi je ne suis jamais descendu, trouvant partout entre le monde et moi, la belle distance qu’a instaurée ce portique, et dont je n’ai jamais su me défaire. »

 

Il lui fallut du temps pour mener à bien ce travail, tenter de cerner la nature de ses liens avec cet immense pont de béton qui ne relie pas de rives. Dans les années d’enfance et d’adolescence, le monument exerce sur lui une fascination secrète. Séparé de lui, il croit l’avoir oublié, mais la nostalgie l’étreint. Tentant de le transformer en cloître, d’y organiser une vie suivant ses règles, il échoue, conçoit de la répulsion pour l’aérotrain, « un lieu maudit qui, sournoisement, donnait corps aux fantasmes les plus secrets pour, une fois le rêveur attrapé, retarder l’incarnation des visions suscitées. » Il tente de l’oublier dans d’autres bras de béton, dans d’autres pays, mais l’obsession, l’addiction restent intactes malgré la séparation et les années qui passent.

 

L’écriture est la seule issue. Mais comment dire les saisons qui passent, les images qui se superposent dans une chronologie indécise ? Passé, présent, futur se mêlent, tel « le fouillis des câbles électriques qui recouvrait la Beauce ». « J’ai le plus grand mal à isoler les sensations qui furent les miennes lorsque je posai pour la première fois le pied sur la terrasse : je suis, par la suite, retourné si souvent là-haut, j’y ai éprouvé tant de choses que mes souvenirs se mélangent sans que je parvienne à reconstituer une succession. »

Du haut de ces rails de béton qui semblent échapper au temps, il voit les soubresauts de la vie des hommes dont il se fait le chroniqueur. La rampe est un palimpseste. Les slogans anti-avortement sont recouverts par ceux des partisans de la liberté de choix. « Les formules peintes sur le rail s’inversent, comme une bande magnétique que l’on rembobinerait. Les appels à la tolérance se muent en manifestes pro-peine de mort avant, soudain, de dénoncer la prison. » L’aérotrain a connu la présidence Giscard, l’arrestation des quatre fondateurs d’Action directe. Le narrateur-voyeur est l’observateur du changement des modes de vie, de la construction des « villages du futurs » en banlieue lointaine, « résidences bouclées sur elles-mêmes, aux allées en forme de crosses de fougère sur lesquelles s’alignaient, à égale distance les unes des autres, des pavillons tous identiques. »

Le paysage beauceron se transforme, « aspiré vers l’avenir, vers l’ère des zones commerciales, des drive-in et des hypermarchés géants ». Mais, paradoxalement, « l’emprise de béton », empêchant toute construction, crée un espace naturel protégé, lieu d’observation privilégié. Les oiseaux y nichent, viennent picorer les grains de blé envolés des champs environnants. On y marche au travers des branches enchevêtrées de la cime des arbres ; lichens, lierre, graminées, arbres à papillons poussent sur ce terrain de béton.

« Parfois, je m’amusais à inverser la succession temporelle et à renvoyer dans le passé les enseignes et les galeries marchandes, comme si cette mosaïque fonctionnelle n’était en réalité qu’un vestige, et l’avenir, un potager poussé à l’ombre d’une ruine futuriste ».

 

Ce monstrueux aérotrain, emblème des utopies avortées du XXème siècle, solidement ancré dans la réalité par ses rails de béton, nourrit l’imaginaire de l’auteur, se mêle à ses lectures, comme Fantomas, Arsène Lupin qu’il dévora sur le perchoir de béton. Plus tard, d’autres livres ont libéré son écriture, lui ont fait comprendre que « plus qu’un lieu, l’aérotrain était un tremplin, un grand stylet qui grattait la plaine ». « Parmi ces livres libérateurs, il y eut À rebours, long traité d’aménagement d’un pavillon à Fontenay-aux-Roses », et surtout Un homme qui dort de Georges Perec. Grâce à eux, l’auteur comprit que le rail était un révélateur du réel.

Le narrateur cherche à mettre à distance son imaginaire, il enquête sur le constructeur, Jean Bertin, sur les circonstances de la création puis de l’échec du projet, mais tout le ramène à l’art, à la musique, à l’écriture. Chaque étape du récit est ponctuée de chansons, les métaphores y prolifèrent. « vieillard indigne […] aux bras croisés sur ses secrets », « totem horizontal », dans la haute mer de la nuit, l’aérotrain est « radeau », « vaisseau fantôme», puis « mandala », cette « figure cosmique que l’on trace pour guider son travail intérieur. »

Dans son désir de fuir le monument qui le hante, le narrateur découvre d’autres lieux similaires, construits dans l’enthousiasme, abandonnés puis habités par des êtres inspirés, tels Maria à Bruxelles ou Lek et Sowak qui ont couvert de leurs peintures tous les espaces disponibles d’un « ancien supermarché Casino caché sous les piles du périphérique parisien ».

L’auteur, cependant, se distingue de ces créateurs en faisant de l’aérotrain l’ouvrage d’art par excellence, aussi énigmatique dans sa perfection que le Parthénon à Athènes.

« Je me mis à étudier sa structure, belle comme une sculpture minimale. Les travées avaient été contraintes par groupes de six, et les piles, à voile pyramidale, étaient surmontées d’une fourche à double tête s’encastrant dans le rail. Surtout, le tracé de la rampe dessinait une autre géographie, distincte de celle du sol : chaque accident du paysage, creux ou bosses, était lissé par de longues courbes, destinées à assurer le dynamisme de la trajectoire. La morphologie de la Beauce, corrigée par l’aérotrain, devenait un espace abstrait, un relief virtuel, planté de pantographes de fer rouillé. »

 

Ce récit d’une folle passion, contée avec une bonne dose d’autodérision par un auteur funambule, ermite et esthète, amateur de marges, propose une merveilleuse méditation sur notre temps, sur l’art difficile d’habiter les lieux, l’espace.

Philippe Vasset, Une vie en l’air

Fayard, août 2018. 187 p.

 

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