Peter Stamm, La douce indifférence du monde

Le cimetière boisé de Stockholm

… je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde.

Albert Camus, L’Étranger

 

La douce indifférence du monde, le treizième roman de l’écrivain suisse Peter Stamm, nous fait entrer dans un univers littéraire envoûtant, grâce à la belletraduction de Pierre Deshusses. Dans son précédent roman, L’Un l’Autre, il racontait l’étrange et banale histoire d’Astrid et de Thomas, couple uni qui mène une vie tranquille. Lors d’une calme soirée d’été, de retour de vacances, ils boivent un verre de vin. Astrid rentre un instant consoler le plus jeune des enfants, et Thomas part marcher dans le quartier, avec, en poche, un peu d’argent et son porte-feuille. Il réapparaît trente ans plus tard. Le narrateur se garde de toute explication psychologisante et la beauté de ce roman étonnamment captivant tient peut-être à sa façon d’évoquer et de respecter les mystères de l’être humain.

Dans son dernier roman, Peter Stamm va encore plus loin dans cette exploration et nous entraîne dans les vertiges du temps, de la mémoire, de la vie.

 

Le narrateur donne rendez-vous à une inconnue : « Je n’avais donné ni numéro de téléphone, ni adresse, juste l’heure et le lieu ainsi que mon prénom : S’il vous plaît, venez demain à 14 heures au Skogskyrkogärden. Je voudrais vous raconter une histoire. »

La jeune femme, sortie du métro aérien à 14h20, se dirige d’un pas assuré vers le cimetière boisé de Stockholm, grimpe une colline où la rejoint le narrateur essoufflé : « Elle devait aller sur ses trente ans, vingt ans de moins que moi, mais elle ressemblait à une toute jeune fille, et si quelqu’un nous avait rencontrés, il aurait pu croire que j’étais le père et elle ma fille. »

Qui est-elle ? Comment se fait-il que le narrateur la rencontre pour la première fois et pourtant semble déjà la connaître ?

Débute alors, dans le froid de l’hiver suédois, une longue marche au cours de laquelle il lui raconte en effet une histoire, celle d’un amour, de son commencement jusqu’à sa fin. Seize ans auparavant, lors d’un séjour dans l’Engadine, le narrateur, Christian, rencontra Magdalena, une jeune actrice. Ils s’aimèrent, il la quitta lors d’un séjour à Stockholm, et garde le regret de ces trois années d’un « amour douloureux, dévorant ».

 

Peu à peu, le lecteur est entraîné dans un tourbillon. Les âges, les temps se superposent, les identités se diluent, se dédoublent, les histoires qu’on croit uniques semblent se répéter sans fin.

Le narrateur, devenu écrivain, est invité dans son village natal. Rentrant le soir à l’hôtel, il sonne à la porte : « Finalement j’entendis une porte claquer et vis, aussitôt après, un mouvement dans le couloir, la porte vitrée intérieure s’ouvrit, et un jeune homme se dirigea vers moi. Pendant qu’il bricolait avec la serrure, je vis son visage à côté du reflet du mien, mais ce n’est que lorsqu’il me tint la porte que je m’aperçus que c’était moi. » Quelque temps après, étant retourné dans son ancienne université pour y parler de sa façon d’écrire, il le voit à nouveau, son « alter ego en plus jeune », le suit. « J’avais l’impression de revivre la scène où, quand j’étais enfant, un camarade avait répété chaque mot que je disais, imité chaque geste que je faisais, ce qui m’avait mis dans une rage folle. Or maintenant j’avais aussi l’impression que l’autre m’imitait, ma façon de croiser les jambes, de plier le journal, de replacer les couverts sur la table. Il remercia la serveuse en utilisant mes mots, il mangea son croque-monsieur lentement et posément, comme moi. Quand il eut fini, il repoussa son assiette, sortit un grand cahier de son sac à dos et commença à lire ce qui y était écrit. Parfois il biffait, parfois il écrivait avec un petit crayon à papier tout fin, comme j’en utilisais aussi autrefois. Moi aussi il m’arrivait de noter certaines choses, mais quand je les relisais, je trouvais que ça ne valait rien. »

Plus tard, fuyant la Suisse, la perte de Magdalena et son incapacité à écrire, il s’installe à Barcelone. Sept années tranquilles s’écoulent jusqu’à la rencontre fortuite de ce jeune homme qui lui ressemble, Chris, qui vit alors une vie qu’il n’a pas vécue, parle et vit autrement que lui. Est-ce lui qui a changé ? Ce Chris est-il tout à fait autre ? N’est-il pas en train de lui voler sa vie, son passé, d’effacer son existence ?

Lena, la jeune femme de Stockholm, refuse, elle aussi, d’être assimilée à Magdalena, l’amour perdu du narrateur. Elle argumente. Les ressemblances sont troublantes, elle est actrice, joue les mêmes rôles, mais il y a « des différences, des écarts. Ce sont les erreurs, les asymétries qui rendent notre vie possible d’une façon générale. »

 

Le narrateur est l’auteur d’un unique roman qui a remporté un grand succès, une histoire d’amour directement inspirée de sa relation avec Magdalena. « Pour la première fois j’avais senti en écrivant que je créais un monde vivant. En même temps la réalité m’échappait de plus en plus. » Au moins ce roman pourrait être une preuve tangible de son existence, plus fiable que les sentiments et les souvenirs. Nulle trace pourtant de ce livre sur Google, nulle trace du nom de son auteur, pas plus que de Magdalena qui fut pourtant une actrice reconnue. Seize ans seulement ont passé depuis sa parution. Il décide alors de le réécrire, mais les chemins des personnages prennent d’autres directions. Le manuscrit, qu’il voulait faire lire à Lena, est oublié dans un café sans qu’il cherche à le retrouver, continuant son chemin dans Stockholm sans se soucier de cette trace écrite.

Google aurait-il gardé une trace de lui s’il avait fait carrière dans l’écriture lucrative de scénarios pour des séries à succès, comme il en eut l’intention un temps, encouragé dans cette voie par Magdalena ? Il aurait pu aussi écrire des pièces de théâtre, dans lesquelles elle aurait eu le premier rôle. À quoi bon puisque le monde est un théâtre, et tout particulièrement sa vie : « Toute notre histoire me semblait être la répétition ratée d’une mauvaise mise en scène ». Lena, actrice de théâtre comme l’autre Magdalena, a les yeux grands ouverts sur le monde qui les entoure, elle imagine pour elles d’autres vies. Partout des histoires commencent, des couples se marient et les mots ne permettent pas de distinguer le réel de la fiction : « Vous ne vous glissez pas déjà dans la peau d’autres personnes quand vous jouez un rôle ? demandai-je. Ce n’est pas ce que je veux dire, je parle d’une autre vie, en vrai, d’une autre histoire. »

Ainsi la frontière entre réalité et fiction continue-t-elle de se brouiller, tout au long du roman, dans une vertigineuse mise en abyme qui perdure et s’amplifie jusqu’à l’ultime chapitre.

 

Les si nombreux lieux traversés tout au long de la marche de Lena et Christian dans Stockholm, ou évoqués dans le récit de ce dernier comme jalons de son existence, ne gardent aucune trace des vies qu’on pense avoir vécues. Le narrateur, pourtant, leur accorde une grande importance, y fait constamment référence.

Certes, le déplacement des personnages est une métaphore de la vie, de leur conception de la vie. Quand le narrateur revient sur les lieux de son passé – le village natal, Stockholm, l’Engadine, son ancienne université – Lena s’y refuse : « Elle me dit qu’elle allait continuer à marcher, qu’elle détestait revenir sur ses pas. »

Les lieux sont aussi le reflet de l’état d’esprit des personnages. Le meublé occupé en sous-location à son retour de Barcelone en est un exemple : « […] en dépit des photos et des peluches, les pièces étaient sans vie, comme si personne n’y était entré depuis mois. C’était peut-être pour ça que je m’y sentais bien, ma vie aussi était une pièce vide où seules les ombres sur les murs révélaient qu’elle avait été habitée un jour. »

Mais le trajet des personnages, les endroits où ils ont vécu ne sont pas uniquement symboliques. Un sentiment d’étrangeté naît du mélange troublant entre réalisme et onirisme. Tout est détaillé, parfois même précisément nommé et situé, et tout à la fois abstrait, insaisissable. Au contraire de ceux des romans de Franz Kafka auxquels ils pourraient faire penser, ces lieux n’agressent pas les personnages, se contentent d’accompagner leurs vies de leur douce indifférence.

 

Le roman se clôt où il a commencé, mais dans une perspective toute autre. Le lecteur a été prévenu. « Dans la réalité il n’y a pas de fin, sauf la mort. » On garde longtemps la sensation agréable et dérangeante de cet univers fuyant, qui brouille, avec une douceur diabolique, notre perception du réel, du temps, et contraint notre raison à lâcher prise.

 

Peter Stamm, La douce indifférence du monde

Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses

Christian Bourgois éditeur – août 2018. 141 pages

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