Philippe Lançon, Le Lambeau

Photo de Christina Vazou

Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon se lève en pensant à l’article qu’il va écrire sur le spectacle vu la veille – La Nuit des rois de W. Shakespeare - , à celui qu’il a écrit sur le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission. Il prend un billet pour rejoindre à New-York son amie Gabriela, répond à quelques courriels, parcourt Libération, échange quelques mots d’amour avec Gabriela et sort. Comme chaque semaine, il se rend en vélo à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo. Elle débute à 10h30, il est en retard. Il entre. « Il y avait une sorte de brioche devant Cabu. Wolinski dessinait sur son carnet tout en regardant d’un air amusé tel ou tel intervenant. […] Fabrice n’avait pas encore entamé l’une de ses tirades nerveuses et mélancoliques contre la destruction écologique du monde. […] La voix de crécelle d’Elsa Gayat a retenti, suivie d’un immense rire sauvage, un rire de sorcière libertaire. […] Tignous dessinait peut-être. Il dessinait parfois pendant la conférence, toujours quand elle était finie. […] Assis derrière lui, Laurent Léger, dont la longue silhouette et le sourire discret masquaient le souci d’une nouvelle croisade contre un abus de pouvoir ou une pratique de corruption, Franck Brinsolaro, le garde du corps de Charb, semblait écouter vaguement les mots et les tirades […] Autour de cette table, il y avait des artistes et des militants, mais il y avait peu de journalistes et encore moins de bourgeois. Bernard Maris était sans doute resté à Charlie pour la même raison que moi : parce qu’il y était libre et insouciant. »

À 11h 25 – ou peut-être 11h 28 – alors que Philippe Lançon s’apprête à rejoindre Libération pour écrire son article sur La Nuit des Rois et Blue note, le gros livre de jazz rangé dans son sac, la « violence nue » fait irruption, et la conférence de rédaction se transforme en danse macabre. Les rédacteurs assassinés, s’y tiennent par la main, avec au milieu d’eux un mort vivant, la mâchoire fracassée. C’est Philippe Lançon.

 

Dix-sept opérations et deux années plus tard, il entreprend le récit de sa réparation, de sa reconstruction, récit captivant, réaliste, délicat et profondément humain.

Pour y parvenir, il faut d’abord reconstituer les faits, pallier les défaillances de la mémoire traumatisée.  Les paroles de ses proches, quelques photos, les courriels échangés, ceux qu’il envoie avant chaque départ pour le bloc, les cahiers remplis dans les premiers jours avant que ne soit introduite l’ardoise effaçable, les textos quand un nouveau téléphone remplace celui qui servit de pièce à conviction lors de l’enquête, sont autant de traces précieuses qui permettent de retisser la trame.

Certains objets de la vie d’avant en sont aussi les témoins comme le tapis de son appartement, grand tapis acheté à Bagdad deux jours avant le premier bombardement américain, « tapis volant », tapis sur lequel il pratiquait chaque jour exercices et étirements.

 

Nul objet familier n’était d’abord présent dans les lieux de la réparation, l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière puis l’hôpital militaire des Invalides. « Quatre dans un hôpital, une dans l’autre : ce sont les chambres où je suis resté à plein temps du 8 janvier 2015 au 17 octobre 2015, ce qui, si finalement je compte et si je ne me trompe pas, donne un total de 282 jours. Ce sont les prisonniers qui comptent, et souvent les malades, parce qu’ils voudraient s’enfuir et disparaître. Je n’étais ni prisonnier, ni malade : j’étais une victime, un blessé, et j’aurais voulu rester dans mes hôpitaux le plus longtemps possible. Ils me protégeaient et me sauvaient d’un mal que j’avais les plus grandes difficultés à comprendre et auquel je ne voulais, ni ne pouvais, opposer aucune fureur. » Chaque chambre est liée à une étape de la reconstruction de son visage, ainsi la chambre 111, dans laquelle il est resté jusqu’au jour de la « grande greffe », le 18 février. Ces lieux clos, coupés de la violence du monde, des vains commentaires des médias, sont des cocons protégés des tueurs par deux policiers armés, en faction. Quant au bloc, lieu de protection maximale, nul patient ne peut le décrire puisqu’il y pénètre endormi.

Peu à peu l’espace s’agrandit avec les premiers pas dans le couloir, puis de plus en plus largement : « En fin de journée, pour la première fois, je fais le tour du parc de la Salpêtrière avec les deux policiers du jour. Ils sont censés rester un peu en arrière, mais j’ai envie de leur parler de la beauté des bâtiments, de leur histoire datant de Louis XIV. L’assistante du service m’a donné un petit livre sur l’hôpital que je lis lentement, avec dévotion. »

Il faut une heure pour faire le tour des Invalides en longeant les fossés, « avec leurs canons éteints », servant alors à séparer les patients du monde extérieur.

Le patient est autorisé, parfois, à sortir de ces enceintes. Avide d’art et de beauté, il se rend au Jardin des plantes, au Musée Guimet, au Musée du quai Branly, au Grand Palais pour une visite privée de l’exposition Velasquez, au Louvre, au musée Rodin, au théâtre, à la Philharmonie. Chaque sortie est un exploit épuisant et une étape essentielle vers la reconstruction.

 

Dans le monde clos et protégé de l’hôpital, le patient blessé est entouré d’une humanité aimante qui le ramène d’entre les morts, le protège du cri – « Allah Akbar » - « écho dément d’une prière rituelle », répété comme une mécanique à chaque balle tirée.

Son frère cadet, Arnaud, ne pouvait imaginer qu’il se réveille de la première intervention sans la présence d’un être proche. « J’ai relevé les yeux et, à ma gauche, au-dessus de moi, est apparu le visage de mon frère Arnaud. […] Maintenant, les lumières de cet endroit inconnu avaient déteint sur lui. On avait repeint mon frère aux couleurs de ma nouvelle vie et on l’avait rajeuni du même coup, du cœur même de la fatigue et de l’angoisse, rajeuni et affermi dans la mission qu’il acceptait et entamait. Cette mission allait faire de lui mon jumeau et mon directeur pratique, administratif, social, intime, pendant plusieurs mois. L’ordre en a été lancé, malgré lui et malgré moi, dans ce premier échange de regards. J’ai déplacé ma main vers la sienne avec une double exigence de consolation : je devais le consoler et il devait me consoler, l’un n’allait pas sans l’autre, il n’y aurait pas de consolation à sens unique. » Ses parents âgés, dignes et délicats, sont aussi à ses côtés.

Amies et amis, amours anciennes, amour présent, Gabriela, Nina, Marilyn, Alexis, Juan, Toinette, Sophia, tous se relaient jour et nuit, parcelles de son passé et du monde extérieur.

Les soignants constituent une foule encore plus nombreuse, mais pas davantage anonyme ni indifférenciée. Aides-soignantes, infirmières, brancardiers, cadre, chirurgiens, professeur, tous allient professionnalisme, dévouement, humanité, à l’égard de ce patient pas tout à fait ordinaire.

« La première des apparitions dont je me souviens, Émilie, était une petite infirmière brune de vingt et un ans. Elle était têtue et volontaire, elle fermait et plissait sa petite bouche quand elle était contrariée. Je crois me rappeler qu’elle était bretonne. C’était son premier poste. Il fallait faire des analyses, comme toujours lorsqu’on arrive dans un service. Mais où piquer, avec ces tuyaux partout ? Quelqu’un de plus expérimenté l’a aidée à trouver une veine. Elle était agacée. Allongé dans mon lit et respirant comme je pouvais, je l’ai regardé faire en me demandant si ma vie pouvait dépendre de quelqu’un d’aussi têtu et, plus encore, d’aussi jeune. Mais la plupart des infirmières et des aides-soignantes étaient jeunes, voire très jeunes, sinon têtues. Cette sensation s’est accentuée durant les heures suivantes. Je me suis aperçu que je n’avais plus aucune familiarité avec des gens de vingt ou trente ans. Je me sentais vieux soudain, et, pour la première fois de ma vie, livré à ceux qui me survivraient. Je regardais le visage concentré et froncé d’Émilie et j’ai entrepris à travers lui, en lui, une méditation incertaine où l’angoisse luttait pied à pied avec l’enthousiasme. Chaque détail éclairait la lutte, ses lèvres, ses yeux, ses cheveux, ses mains, ses gestes, sa voix pointue et ferme qui disait :" Ah !

Dites donc, vous n’êtes pas facile à piquer ! On dirait que vos veines ont décidé de se cacher. " J’ai pris mon carnet de l’autre main et péniblement écrit : " Elles sont timides. " Son nez a plissé : « Eh bien, ça serait mieux si elles ne l’étaient pas ! " Nous attaquions tous les deux le voyage, elle comme infirmière, moi comme patient, mais dans la veine. »

La présence de certains soignants irradie davantage, comme celle de Serge, à la voix chaude et profonde, voyant la veine enfouie, pour les autres invisible, qui propose sa main consolatrice. Christiane, la cadre, « au regard clair et expressif », ancienne lectrice de Charlie Hebdo, passionnée d’équitation, « aurait pu être un personnage de Wolinski ». En même temps que le VAC (Vacuum Assisted Closure), encombrant et bruyant instrument particulièrement difficile à faire tenir sur le visage, entre en scène la Marquise des Langes, une infirmière au fort caractère seule capable d’y parvenir : « Le samedi 7 février, l’infirmière que j’appelle la Marquise des Langes refait le pansement du VAC, seule, pendant quarante minutes, avec dextérité et minutie, sous le regard de deux autres infirmières qui n’y arrivaient pas. La Marquise des Langes est celle dont je suis alors le plus proche. Elle veille sur moi et trouve des solutions pratiques à tous mes problèmes. En refaisant le pansement du VAC, elle dit : " En fait, c’est comme un puzzle et j’aime les puzzles. " Et, en effet, elle découpe des bouts de pansements de toutes formes qu’elle assemble peu à peu autour de la mousse et du tuyau, avec virtuosité, jusqu’à ce que ça tienne. »

Jusqu’à la fin du mois de mai, deux policiers se relaient devant sa chambre et l’accompagnent dans toutes ses sorties. Le récit de Philippe Lançon leur rend le plus beau des hommages. En quelques mots, il fait le portrait d’êtres subtils, attachants, qui l’ont aidé, eux aussi, à vaincre la blessure et la peur.

 

Pour tenir le journal de la réparation de son corps martyrisé, les mots des poèmes, des romans dont il est nourri ne sauraient convenir. Lors de son premier réveil post-opératoire, il voit « une nouvelle main, taillée sur le dos et découvrant sa blessure entre deux articulations dites métacarpo-phalangiennes, celle de l’index et du majeur. Ce sont des mots que j’ai appris ensuite, parce qu’il m’a fallu apprendre à nommer les parties du corps blessées, les soins qu’on leur apportait et les phénomènes secondaires qui s’y développaient. Les nommer, c’était les apprivoiser et pouvoir vivre un peu mieux, ou un peu moins mal, avec ce qu’ils désignaient. L’hôpital est un lieu où chacun, en paroles comme en actes, a pour mission d’être précis. » Cette précision, cependant, ne vaut pas toujours car on juge préférable qu’il ne sache pas exactement à quel point le tiers inférieur de son visage est décomposé.

La douleur est constante, celle causée par les multiples tuyaux indispensables à sa survie, celle des parties du corps utilisées pour les greffes nécessaires à la reconstruction de la mâchoire, celle venue des zones greffées elles-mêmes. Le corps épuisé parfois renâcle : « J’avais maintenant douze cicatrices fraîches. Toutes devaient cicatriser en même temps. Elles n’y parvenaient pas : le corps n’avait plus assez d’énergie. Quand une cicatrice s’ouvre, on dit qu’elle se désunit. Il y avait de la désunion dans l’air. Malgré la multiplication des poches des Fresubin, me mettant à 3 000 calories par jour, je continuais de maigrir : la cicatrisation prenait tout. »

 

Ce récit est un magnifique hommage rendu à la chirurgie et aux chirurgiens, chevaliers des temps modernes, en quête d’un absolu inatteignable que formule ici Chloé, la protagoniste de ce roman de la chirurgie : «" La tentation du chirurgien est d’aller le plus loin possible, de s’approcher, de retouche en retouche du visage idéal. Évidemment, on n’y arrive jamais et il faut savoir s’arrêter." C’est pareil avec un livre, lui avais-je répondu. On essaie de rapprocher celui qu’on écrit de celui qu’on imaginait, mais jamais ils ne se rejoignent, et il arrive un moment où, comme vous dites, il faut savoir s’arrêter. »

En chirurgie, tout ce qui est techniquement possible doit être tenté, au prix de choix difficiles, audacieux, exigeants pour le patient.

Au centre du livre, le récit prend la forme d’un « calendrier statique », celui des jours tendus qui précèdent l’intervention capitale qui doit permettre de reconstituer la mâchoire détruite, quand il s’avéra impossible de « conserver les tissus et les bouts de mâchoire intacts ». « Chloé m’a longuement expliqué, avec de petits dessins sur mon carnet, en quoi consistait l’autre option, celle du " péroné ". Elle m’a précisé comment la décision serait prise en staff, après des échanges serrés d’arguments. La greffe du péroné était depuis plusieurs années pratiquée, d’abord sur les cancéreux de la mâchoire et de la bouche, principaux patients du service. On lui donnait aussi un autre nom et un autre soir, pour la première fois, j’ai entendu sortir de la bouche de Chloé le mot qui allait désormais, en grande partie, me caractériser : le lambeau. On allait me faire un lambeau. »

Comment garder la bonne distance quand on est totalement dépendant de celle qui a le pouvoir de vous réparer, de rendre votre vie future possible ? Comment ne pas souffrir du « mal du patient » qui se voudrait unique, quand il n’est qu’un parmi d’autres ? Quelle place donner à ses proches dans cette relation exclusive et vitale entre le patient et le soignant ?

 

D’autres amis fidèles se pressent autour du lit de douleur de Philippe Lançon, une kyrielle d’écrivains qui ont accompagné sa vie, dont les mots éclairent le présent, parmi eux ceux de Xavier de Maistre, George Orwell, Gustave Flaubert, Thomas Mann, Robert Merle, Henry James, Raymond Chandler.

« Le 8 janvier, en entrant dans la chambre 106, j’ai pensé entre les tuyaux à une phrase de Pascal. C’était un vrai cliché, mais j’avais beaucoup lu Pascal dans mon adolescence, à cet âge où l’on n’oublie à peu près rien et où l’on croit à peu près tout, bon ou mauvais qui vous tombe sous la main. On le répète comme un mantra et quand, trente-cinq ans plus tard, on se retrouve à l’hôpital après un attentat, c’est cela qui vous vient : " Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne savent pas rester au repos dans une chambre. " Il me faut donc commencer par avouer que, malgré les souffrances, les angoisses, les cauchemars, les attentes, les déceptions, les visions de mes plaies, l’enchaînement des blocs, la sensation de n’avoir plus aucun avenir en dehors de la chambre, j’ai éprouvé un certain bonheur à résider ici, sans téléphone, sans télévision, presque sans radio, sous surveillance policière permanente, avec des visites systématiquement filtrées. Le sens du combat s’était simplifié. 

Ce bonheur était le bonheur fragile d’un petit roi impuissant, immobile et improvisé, mais d’un roi malgré tout, enfin livré à lui-même et à ses ressources, sans distractions ni rencontres inutiles, avec pour seul accompagnement, outre l’équipe soignante, la famille et quelques amis, des livres, un ordinateur et de la musique ; le bonheur d’un roi qui ne rendait compte, finalement, qu’à un seul dieu, son chirurgien, et à un seul Saint-Esprit, sa santé. »

Dans l’œuvre de Marcel Proust, il relit le récit de la mort de la grand-mère. Les lettres à Milena de Franz Kafka l’accompagnent au bloc

Plus salvatrice encore que ces lectures, il y a la musique, « mais pas n’importe laquelle ». « La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute tentation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps. »

 

À la toute fin du récit, quand la vie a repris un cours presque normal, que les tempêtes intimes se sont éloignées, qu’il a depuis longtemps renoué avec l’écriture, le narrateur retrouve à New York son amie Gabriela. Tombe alors la nouvelle de l’attentat du Bataclan.

 

 

Philippe Lançon, Le Lambeau

Gallimard. Mai 2018. 510 p.

 

Quelques extraits

 

Pourquoi écrire

« Le néant est un mot qu’on n’emploie plus volontiers et que j’avais utilisé dans trop d’articles pour avoir lu trop de poésies, ou les avoir lues trop mal, un de ces mots qui a gonflé dans les consciences en vieillissant comme un cadavre dans l’eau, gonflé et puis crevé. C’est un état qu’on peut penser, mais on l’emploie et on le pense généralement comme on tire à blanc, sans jamais pouvoir tout à fait se l’appliquer. On ne pouvait imaginer le néant, dans cette petite salle ordinaire et relativement laide, qu’en tant que survivant – prêt à le décrire ou à le dessiner, avant de passer au texte ou au dessin suivant. Mais étais-je, à cet instant, un survivant ? Un revenant ? Où étaient la mort, la vie ? Que restait-il de moi ? Je ne pensais pas ces questions de l’extérieur, comme des sujets de dissertation. Je les vivais. Elles étaient là, par terre, autour de moi et en moi, concrètes comme un éclat de bois ou un trou dans le parquet, vagues comme un mal non identifié, elles me saturaient et je ne savais qu’en faire. Je ne le sais toujours pas et je ne crois pas écrire ce qui va suivre pour le découvrir ou pour me consoler d’avoir perdu, à part un gros bout de mâchoire, je ne sais trop quoi. Je cherche simplement à circonscrire la nature de l’événement en découvrant comment il a modifié la mienne. Je cherche, mais je n’y arrive pas. Les mots permettent d’aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d’un seul coup, malgré soi, ils n’explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. Ils fixent des limites artificielles, trop étroites, au troupeau anarchique des sensations et des visions. »

 

Chirurgie

J’étais d’autant plus satisfait de l’intervention sans anesthésie que j’allais être opéré par Hossein, dont la présence me rassurait. Hossein avait réussi sans effort particulier à peu près tout ce qu’il avait entrepris, en France comme aux Etats-Unis, c’était du moins l’impression qu’il donnait. Elle était forcément fausse, puisque les chirurgiens sont presque toujours d’épouvantables travailleurs : ils ont quasiment le pouvoir d’un dieu, et on les peint sur des fresques eux aussi, mais leur aspect dionysiaque me paraît limité, et ils ont, face au patient si souvent privé de libre arbitre, davantage de responsabilités. La beauté d’Hossein, qui allait un peu plus tard réjouir la plupart de mes amies, avait à l’hôpital quelque chose de bien agréable, mais c’était d’abord son implacable douceur informative qui me séduisait. Il disait les choses, d’une voix douce, d’un air presque amusé ou distancié, avec une curiosité qui transformait la relation, avec la courtoisie de celui qui semble vous croire assez intelligent pour vous mettre dans la confidence. […]

« Quand on veut, on peut ? Ils sont dangereux, ceux qui pensent ça. » Il le savait d’autant mieux qu’un chirurgien peut beaucoup, et en tout cas davantage que la plupart des autres. « L’une des pires choses que j’aie eues à faire, m’a-t-il dit ce soir-là dans un café désert, c’est d’enlever la moitié du visage au père d’une amie. Il avait un cancer. Quand je lui ai annoncé le diagnostic, il s’est mis à réciter des poèmes en persan. Il a tout supporté jusqu’au bout. C’est un homme extraordinaire. » J’ai alors compris pourquoi, dans la chambre 111, Hossein m’avait offert le livre de poèmes. L’esprit des patients était relié par le geste du chirurgien. 

 

Les grands-mères

Trois morts avaient survécu à mes lectures de jeunesse : celle de Coupeau dans L’Assommoir, celle du père Thibault dans Les Thibault, celle de la grand-mère du narrateur de la Recherche. Je les relisais régulièrement, comme on appuie sur un souvenir pour sentir la douleur. Il y avait pas mal de patients alcooliques dans le service. Quand j’en croisais un pendant mes longueurs de couloir, je me demandais parfois si ses pieds, comme ceux de Coupeau, se mettraient à gigoter au moment fatal, à l’heure du départ du pauvre Ludo. La fin du père Thibault m’avait encore plus impressionné, sa crise d’urémie et ses cris tandis qu’on le plonge dans un bain chaud, mais la grand-mère de Proust était plus aimable que lui et c’était elle, avec sa propre crise d’urémie, que j’avais choisie pour m’accompagner de la chambre au bloc et du bloc à la chambre. Sa descente vers la mort en faisait quasiment une compagne de chambre, j’étais avec elle dans son lit, avec son regard absent ou renonçant, près de la fenêtre qu’elle tentait d’ouvrir pour sauter. Quand ma canule mal posée ou trop longue m’empêchait de respirer et formait un kyste dans la trachée, elle rejoignait les sangsues qui, à la grande joie de Françoise, bougeaient sur son corps et son crâne. J’avais la sensation que la familiarité ne montait que du silence des livres ; quelques lignes suffisaient à me fatiguer et je me suis endormi avant de l’avoir établie.

[…]

La mort de la grand-mère continue de rythmer les descentes au bloc. Il ne s’agit pas de ma grand-mère maternelle, née paysanne du Berry, morte vingt ans avant plus mince et plus légère qu’une poupée, donc dénutrie. Ni de ma grand-mère paternelle, née à Rio d’un aventurier plus ou moins affairistes et mythomane, morte trente ans plus tôt, d’une crise cardiaque à sa table, seule, et dont le visage déformé, vingt fois retravaillé à la suite d’un accident, m’accompagne en éclaireur et en concurrent depuis le 7 janvier. Ni de ma troisième grand-mère, née dans une famille bourgeoise du Nord, jeune épouse de mon arrière-grand-père, morte la même année que ma grand-mère paternelle, d’une foi de fer et dont j’ai parlé plus haut. Chacune de ces grands-mères me rend visite pensant ces mois hospitaliers, selon son humeur ou selon mes dérives. Je les consulte pour ce qu’elles ont vécu et ce qu’elles ont été. Il arrive qu’elles me répondent. Elles ont appartenu à un monde sans bruit, dans cette chambre elles sont plus proches de moi que la plupart de mes contemporains. Chaque jour qui passe me rapproche de leurs sourires, de leurs odeurs, de leurs eaux de Cologne, de leurs cheveux gris et blancs bien coiffés, de leurs sourcils épilés, de leur siècle, de leurs vies minuscules. Comme moi, elles vivent dans un univers dense, à l’air raréfié, où le peu qui entre fait l’objet de minuscules procédures et doit se soumettre à des habitudes. Mais celle qui me prépare avant le bloc est une fois de plus la grand-mère du narrateur dans la Recherche. Toutefois, contrairement aux lettres de Kafka, elle ne me suit pas sous le drap du brancard jusqu’au monde d’en bas. Sa mort est trop longue pour le temps du brancard. Elle ne quitte pas plus ma table de chevet que les lettres de Madame de Sévigné ne quittaient la sienne.

 

Kafka et Milena

J’ai du mal à retrouver les sensations du deuxième bloc car elles sont recouvertes pas l’habitude que m’en ont donnée les suivants. À partir de la cinquième ou sixième intervention, j’étais content d’y retourner. Je retrouvais en habitué ce monde verdâtre et ceux qui l’occupaient. Je les dévisageais un par un comme un homme qui, après un voyage, revient au village et retrouve des têtes familières. Je savais le peu que j’avais à faire. Je savais que chaque geste de l’équipe me transformait. J’y arrivais parfois avec un livre planqué sous le drap : Les Lettres à Milena de Kafka. Je l’avais ouvert à l’aube, juste avant le troisième bloc, et c’est en attendant d’y entrer, rangé sur mon brancard le long d’un mur, Annie absente, que j’ai sorti le livre de dessous le drap et lu quelques passages dont celui-ci : « Bon alors tu vas mal, comme jamais depuis que je te connais. Et cette insurmontable distance en plus de ta souffrance produit cet effet : c’est comme si je me trouvais dans ta chambre et tu pourrais à peine me reconnaître et j’irais désemparé du lit à la fenêtre et je n’aurais aucune confiance en personne, en aucun médecin, en aucun traitement, et je ne saurais rien et je regarderais le ciel sombre qui se dévoilerait en quelque sorte à moi pour la première fois après toutes les plaisanteries des années passées dans son véritable désespoir… »

On est venu me chercher une première fois pour me laisser juste à l’entrée du bloc. J’ai ressorti le livre de sous le drap et, un peu plus loin, j’ai lu cette phrase : « Le malade est abandonné par le valide, mais le valide l’est aussi par le malade. » Ce double abandon demeurait-il vrai ici, dans le monde d’en bas ? On m’a emporté tandis que je ruminais un autre passage, où il était question des marmites de l’enfer.

 

Bach

- Vous voulez de la musique ?

J’en voulais, mais pas n’importe laquelle. Sur le ghetto-blaster de mon neveu, j’ai mis du Bach : soit Le Clavier bien tempéré, par Sviatoslav Richter ; soit les Variations Goldberg, par Glenn Gould ou Wilhem Kempff ; soit L’Art de la fugue, par Zhu Xiao-Mei. La musique de Bach, comme la morphine me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute tentation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps. Bach descendait sur la chambre et le lit et ma vie, sur les infirmières et leur chariot. Il nous a tous enveloppés. Dans sa lumière sonore chaque geste s’est détaché et la paix, une certaine paix, s’est installée. Un poème de John Donne, lu bien des années avant, prenait sens : « Et il n’y aura ni nuage ni soleil, ni obscurité ni éblouissement – mais une seule lumière. Ni bruit ni silence – mais une seule musique. Ni peurs ni espoirs – mais une seule possession. Ni ennemis ni amis – mais une seule communion. Ni début ni fin – mais une seule éternité. » Le changement du pansement pouvait commencer.

[…]

Hossein a installé le CD dans un lecteur. Tandis qu’on désinfectait et anesthésiait la cuisse droite, les premières notes, si lentes, du premier contrepoint sont passées entre les bonnets des infirmières pour entrer une à une, comme les gouttes d’un début de pluie, dans l’oreille. Ré, la, fa, ré, do dièse, ré, mi fa, fa, sol, fa, mi, ré. C’était une musique d’hiver, c’était l’hiver, ma vie était en hiver. Le son du vieil enregistrement se déposait sur la salle et sur mon corps. J’ai senti les piqûres et me suis concentré sur la musique de cet homme, Bach, dont j’avais chaque jour un peu plus l’impression qu’il m’avait sauvé la vie. Comme chez Kafka, la puissance rejoignait la modestie, mais ce n’était pas la culpabilité qui l’animait : c’était la confiance en un dieu qui donnait à ce caractère coléreux le génie et la paix. Hossein a approché le dermatome de la cuisse, j’ai fermé les yeux et cherché à entrer dans la fugue qui développait maintenant ses différentes lignes en obtenant ce miracle : plus c’était complexe, plus ça me simplifiait. J’ai senti une légère brûlure. Le paysage se dégageait. Les contrepoints se succédaient et Hossein s’est mis à travailler sur le visage qu’il avait anesthésié. L’anesthésie locale, sur le visage, est un paradoxe plus affirmé qu’ailleurs. Je sentais violemment tout ce dont je ne souffrais pas encore. La peau qu’on plaque et qu’on tire, la lèvre qu’on étire, le mouvement des tissus et pour finir l’aiguille plantée et replantée pour effectuer la suture. Comme la sensation ne correspondait à aucune douleur, la perception de mon visage était une fois de plus désorientée. L’imagination prenait le relais des nerfs endormis, comme pour tirer les conclusions les plus folles d’une phrase inachevée. Le moindre geste ressemblait à la secousse d’un glissement de terrain, mais sans morts ni blessés, juste avec le tremblement et la panique. Je me suis alors reconcentré sur la fugue. Je cherchais à entrer dedans, à devenir cette fugue, pour échapper aux variations de mon imagination. Pas question de m’agiter ou de me plaindre en présence de Bach, ni, d’ailleurs, en celle d’Hossein. Au contraire, maintenant que le second semblait me déchirer la lèvre pour l’amener vers la droite jusqu’au-delà du bloc, comme on tire l’oreille d’un garnement, je devais mettre des sensations aussi aveugles qu’intenses au service de l’écoute du premier, et c’est ce que je fis tandis que, faute d’anesthésie suffisante, la douleur pointait le bout du nez : j’ai fait signe à Hossein et une nouvelle piqûre l’a éloignée. Je suis reparti dans la fugue et je n’en suis sorti que pour remonter.

 

Danse macabre, église de la Ferté-Loupière

 

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