Yannick Haenel, La solitude caravage. Extraits

Extraits

 

Tout Caravage

 

    C’est le monde entier, ce sont des poires, des figues, des prunes, des iris, des œillets, des jasmins, du genêt, de la vigne, des gouttes de rosée, la corde cassée d’un luth, un miroir, une carafe, une corbeille débordant de raisins, un garçonnet en chemise blanche qui pèle un fruit, un sabre taché de sang, des couteaux, des violons, tout un monde rouge et torturé qui étincelle ; et voici d’autres lumières, d’autres ombres, saint Paul désarçonné, Isaac le couteau sous la gorge, un Baptiste buvant à la fontaine et Salomé portant sa tête dans un plat, Jean-Baptiste, encore lui, hilare et jeune, enlaçant un bouc, puis une tablée de joueurs de cartes agitée de tricheurs, des pèlerins, des apôtres, des fossoyeurs, des bourreaux, quelques anges qui sourient, une croix, des culs, des seins, des épaules dénudées, des lèvres qui séduisent, une diseuse de bonne aventure, une petite sainte en pleurs, des reflets qui vous ouvrent au ciel, au dieu qui resplendit ou qui s’éteint, des éclats de ciel noir, des éclats de ciel rouge, des éclats de rien, une perle nouée d’un papillon noir, un flacon abandonné, un collier, des brocarts bleus et verts, des robes de courtisanes, des bergers, des Bacchus repus et charmeurs, et mêlés à la Passion du Christ des trognes de bourreaux qui s’acharnent, grimacent et flagellent, des ermites qui écrivent, un crâne à la main, drapés de rouge, des ramures d’automne desséchées jaune et ocre, un bouc, un agneau, un âne et des molènes, une Vierge qui endort l’Enfant au son du violon d’un ange, un petit gobelet qui rappelle le baptême où je n’en finis plus de boire en rêve, une jeune larme qui coule sur la joue d’une Madeleine inconsolable, quelques boutons de nacre, une écuelle et des ombres violettes, des bouches qui crient, du sang qui coule, des chapeaux à plumes qui flamboient et des pourpoints rayés de jaune, des gants percés, des cartes biseautées, des têtes empanachées, des têtes coupées, de belles dames au regard qui fuit, des vauriens grimés en petits dieux, l’un arborant une couronne de lauriers, une coupe de vin noir à la main, l’autre le visage vert d’un Bacchus malade, un autre encore mordu par un lézard, et qui geint comme un petit porc, et de nouveau le rondouillard avec son air vicieux d’empereur dans l’orgie, et de nouveau la splendeur qui vous chavire, le Christ mort et pourtant plus vivant que nous tous, et l’œil d’Isaac effaré sous le couteau, et l’ombre insensée, la clarté qui tue, un tabouret qui vacille au bord du vide sous le poids de Matthieu écrivant son Évangile, et lorsqu’on ferme les yeux, tous les détails qui vibrent et glissent d’un tableau vers l’autre, la vision qui se brouille juste avant la joie, et voici, dans un éclair, abrupte comme une apparition, la Vierge allongée, morte, au-dessous d’un drap rouge où s’enveloppe en silence le nom secret de toute présence, ses pieds nus qui dépassent, fragiles comme en lévitation, et le baquet au bas du lit où l’on devine l’éponge, l’eau usée, la merde, le crâne de Goliath, le reflet de Narcisse, David torse nu brandissant la tête du Caravage, le cri rond de Méduse, la croupe blanche d’un cheval, des pieds sales, des ongles noirs, la route dentée de Catherine, le corps percé du Christ, un serpent écrasé, un ange au sexe heureux, de nouveau des saints qui écrivent, et le Christ à la colonne, le Christ capturé, le Christ couronné, le Christ renié par Pierre, flagellé, déposé au tombeau, et son bras levé vers Matthieu qui sépare la lumière et les ténèbres, qui conçoit comme un peintre la matière des choses, un mélange, une pâte, un prisme, et avec les couleurs voici de nouveau le visible en extase, la joie d’un Amour victorieux, la main de sainte Ursule caressant la flèche qui la transperce, saint François s’évanouissant entre les bras d’un ange, puis de nouveau Isaac, Salomé, Judith, la Vierge et l’Enfant, Jean-Baptiste, des draps rouges, des draps blancs, un crâne et des feuillages, la chair qui en jouissant éclaire notre vertige, une pluie dorée imprégnant un corsage, une semence inconnue qui se mêle aux pigments et fait naître la peinture ; et à travers tous ces corps, toutes ces choses, une seule lumière, discrète, insistante, sacrée, qui prend mille apparences et ne brille que pour vous, l’éclat de l’être aimé qui s’annonce et disparaît en silence, comme font les dieux, les déesses, et qui, en se dissipant dans la fatigue de cette nuit, vous comble, comme le plus réussi des baisers.

 

La vie du Caravage

 

    J’aimerais parler de l’expérience intérieure du Caravage ; pas seulement du feu qui anime son esprit, mais de ce qui a lieu lorsqu’il peint : de la vérité qui s’allume dès qu’un homme comme lui avance son pinceau vers une toile.

    Les nuits blanches, les coups de foudre, l’exigence et les idées fixes, le désir sexuel, le vertige des trouvailles, les victoires secrètes, les milliers d’heures à regarder la toile, la rage et le découragement, l’obscurité soudaine et les sauts d’harmonie inouïs, les crises, les maladies, la torpeur, la frénésie, les engouements et l’endurance, la fatigue, les cauchemars, la peur d’être damné, la peur d’être tué, la violence physique, la rigueur de l’étude, le désir de perfection, l’ivresse et les débordements, l’amour extrême et l’extrême solitude : tout cela est-il racontable ?

    Il y a une phrase du grand penseur franciscain Jean Duns Scot que je me répète depuis des années et à laquelle je mesure tout : « Être une personne, c’est connaître la dernière des solitudes. » S’il y a quelqu’un sur cette terre qui a connu la dernière

 de solitudes, c’est bien le Caravage.

 

La Vocation de saint Matthieu

 

    Lorsqu’on découvre pour la première fois La Vocation de saint Matthieu, qu’on connaisse ou non le Caravage, qu’on l’aime ou pas, le choc est incontestable : plus encore que lorsque l’on découvre Rembrandt ou Vermeer, on est renversé par ce que Jean-Christophe Bailly nomme à propos de ce tableau, une « solitude inaugurale » ; même en 2019, au hasard d’une visite touristique à Rome ou d’un voyage sentimental, on se dit qu’on n’a jamais vu ça.

    Et ce n’est pas seulement parce que le Caravage ose inclure dans la peinture « sacrée » « ces corps populaires, cette Rome de taverne qui apparaît dans le cadre aux côtés du Christ et de ses apôtres ; ni parce que, sans se soucier d’une quelconque hiérarchie de valeurs, il introduirait du « réalisme » là où ses collègues s’aveuglent dans l’esthétisation éthérée de la manière ou se fourvoient dans la platitude convenable : ce qui fait la différence, ce qui nous saute aux yeux,  nous requiert immédiatement et même nous appelle, c’est l’événement.

    Il y a de très grands chefs-d’œuvre qui ne déclenchent pas d’autre émotion que celle que toute perfection suscite ; mais le Caravage vous ouvre violemment une brèche lumineuse sur ce qui n’avait jamais été montré : je n’avais jamais vu Jésus comme ça, et encore moins l’irruption de la grâce dans la réalité la plus quotidienne ; je ne croyais pas possible ces tonalités de crépuscule en plein jour, cette ferveur énigmatique du silence qui s’empare des instants et les élargit ; je ne connaissais pas ce soulèvement calme qui semble répondre d’avance à tout ce qui vit, cet apaisement qui connaît la violence – qui l’éprouve dans ses nerfs – et n’est pas vaincu par elle.

    Autrement dit, je ne savais pas que la vérité pouvait exister en peinture, au-delà de toute décoration, ni qu’elle produisait une telle effraction : une lumière s’allume, une main vous désigne et voici que la sainteté s’incarne là, devant vous, dans ce tripot. Rien d’idéalisé, juste des corps ; et la densité des vies occupées à leurs calculs. Un éclair s’illumine, et le visible se coupe en deux : ténèbres, lumière. Votre visage reste dans le noir, ou pas. Si un peu de lumière lui parvient, comme sur le tout jeune homme à la coiffe empanachée qui, attablé avec les autres, soutient le regard du Christ et reçoit son éclat doré, voici que le royaume s’ouvre à vous, ici, dans le temps, et que le salutaire vous accompagne.

    On raconte que les tableaux de Saint-Louis provoquèrent à Rome un engouement populaire, et que tous les jours une foule immense se pressait pour admirer ce qui n’avait jamais été peint avant ce fou de Caravage. On dit aussi que la rumeur agaça les autres peintres qui tentèrent en vain de se gausser, de n’y voir que du Giorgione un peu noirci ou – comme Federico Zuccaro, principe de l’Accademia di San Luca, qui représentait à l’époque la confrérie des peintres – de condamner une telle nouveauté, qui menaçait la peinture conventionnelle : « Quel bruit ! » se serait-il exclamé.

 

 

La Corbeille

 

    Et puis il y a la Corbeille. On la trouve à Milan, au bout d’un long couloir de bibliothèque consacré aux manuscrits de Léonard de Vinci, dans l’une des salles de la pinacothèque Ambrosienne. J’y suis allée, je l’ai vue, c’est un éblouissement.

    Avant de tomber sur elle, je n’avais jamais été ému par une nature morte : celles de Chardin me plaisaient, mais avant tout parce qu’elles plaisaient à Proust, dont j’avais lu les commentaires (ces natures mortes étaient déjà de la littérature).

    Mais la Corbeille de Milan n’est pas seulement une nature morte, même si, en tant qu’œuvre parfaite, elle se donne comme l’assomption même de toute nature morte : elle renvoie certes à l’auto-jouissance d’un parti pris des choses – à la richesse de chaque fruit qui se recueille en lui-même –, mais elle ouvre sur une dimension qui, chez le Caravage, appelle le sacré.

    […]

    La Corbeille du Caravage surgit de là, comme certaines pommes de Cézanne : sa provenance est extatique. La voici offerte au centre d’un étroit support de bois brun, saisie en légère contre-plongée sur un fond d’ocre pâle, très proche du jaune paille. Comme celle qui est placée devant Jésus dans Le Souper à Emmaüs de Londres, elle déborde de son support, lequel coïncide ici avec le bas de la toile.

    Son tressage en osier fait signe vers une douceur élémentaire, et la composition de fruits d’automne et de fin d’été entremêlés aux feuillages forme une pyramide couronnée d’une pêche rompue sur la droite par une branche excentrée qui vient casser avec bonheur l’harmonie générale.

    « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches « , écrira Verlaine : c’est un panier de belles figues et de raisins noirs, blonds, rosés, qui répandent leur maturité, c’est une poire tachetée dont la longue tige se frotte aux courbes d’une pêche, c’est un splendide citron, bien campé sur sa rondeur, qui semble porter cette montagne, c’est enfin une pomme rouge et jaune, piquée d’un point véreux, qui remporte les suffrages de la lumière. Tout s’irise et se « fluidise », comme dirait Cézanne : regarder la gouttelette qui rafraîchit de sa rosée discrète la pulpe du citron, goûtez la fine couche d’humidité qui fait briller les grains du raisin, admirez les veinules qui creusent et allongent chaque rameau, et ces fines ciselures par lesquelles les figues gorgées de suc se craquellent.

    Les fruits sont mûrs, les feuilles commencent à sécher : on est dans la bonne saison. La nature vous promet son vin et son sirop. Le jus est sur le point d’éclater : sa douceur annonce les confitures.

    J’ai lu beaucoup de commentaires qui insistent sur la flétrissure des chairs et ne perçoivent dans cette corbeille qu’une vanité ; mais je vois mal le Caravage se contenter de ne fignoler qu’une allégorie : aucun peintre n’a pensé plus puissamment ce qu’il peignait, et il ne peignait rien qui ne fût pensé à fond : le petit jeu symbolique autour de la précarité de toute chose me semble une idée trop commune pour un tel génie.

    Et puis, la plénitude de sa Corbeille n’est-elle pas avant tout une promesse de jouissance ? Certes, une lourdeur s’annonce à travers la décomposition de certains fruits, mais en même temps s’affirme, à travers ce débordement solaire tout gorgé de sucre, de sève et de pulpe, la lumière indiscutable de l’abondance. Oui, les fruits abondent, le temps est fécond, et si la saison nous entraîne vers leur inéluctable pourrissement, c’est pour en faire un vin plus fort.

    Car ce petit univers jaune et rouge et vert manifeste avant tout la richesse de la palette du peintre : la peinture – comme la littérature – ne parle-t-elle pas toujours d’elle-même, du geste qui l’amène à ravir le visible aussi effrontément qu’un dieu enlève des nymphes, et de la puissance qu’elle se découvre à enchanter ce qui semble promis à la mort ?

    Il suffit d’avoir des fruits, et les couleurs s’ensuivent : les arômes coulent sur la toile, les jus se mêlent et macèrent. C’est cela, la peinture ; c’est ainsi qu’on fait des pigments et que fermentent ces crèmes grasses par lesquelles s’inventent les couleurs : la fruition d’un raisin dont les chairs éclatent, une figue trop mûre dont le suc suinte comme du miel, des feuilles crénelées qui brunissent, et voici qu’à travers toute la gamme d’un soleil couchant les fruits se mettent à peindre.

 

Crime et blessures

 

    Qu’a-t-il fait ? On a toujours raconté n’importe quoi à propos des excès du Caravage ; on s’en gargarise ; et il semble même que le moindre de ses forfaits excite ses admirateurs, lesquels préfèrent se réciter la légende de l’inadapté tonitruant plutôt que de regarder vraiment sa peinture. Il est vrai que le destin de cet homme qui ne tient pas en place et ne cesse, en défiant la loi, de s’exposer à la mort, possède quelque chose d’héroïque qui nous en impose et libère l’imagination : à lui seul, comme Don Juan, il renverse les obstacles, transgresse les limites esthétiques et morales, et déborde par sa soif de liberté les manières de vivre auxquelles chacun s’assigne par pusillanimité ou petitesse de vue. Le Caravage, en plus d’être un des plus grands artistes de tous les temps, est un aventurier, c’est-à-dire, selon la définition de Guy Debod, non quelqu’un à qui il arrive des aventures, mais quelqu’un qui fait arriver l’aventure.

 

Approche du Christ

 

    Au fil des années, le Caravage se rapproche du Christ : on le mesure en observant l’évolution de leur distance dans les tableaux. En 1599, ils ne sont pas encore dans le même cadre : alors que Jésus se tient dans La Vocation de saint Matthieu, le Caravage est dans Le Martyre, le tableau d’en face – il est présent, d’une manière douloureuse, aux côtés du crime, plutôt que dans l’aura de la vocation. On a vu qu’il se contente de lancer, d’une toile à l’autre, un regard angoissé, honteux et peut-être défiant au Christ. L’innocence est impossible ; le Caravage est enfoncé dans l’épaisseur du péché ; et pourtant, il n’a pas encore tué.

    À peine quatre ans plus tard, en 1603, le voici de plain-pied avec Jésus : il est présent dans la scène de L’Arrestation du Christ, ce tableau saisissant plein de tumulte et de cris nocturnes, qu’on peut voir à la National Gallery de Dublin, où, dans une extraordinaire mêlée à sept personnages comprimés dans un étau de ténèbres, des soldats en armure s’emparent du Christ que Judas, aux traits déformés par la laideur morale, vient de trahir.

    Tandis que le Christ, mains jointes et la tête enveloppée d’un large pan de manteau rouge qui protège sa lumière intérieure comme un dôme évangélique, détourne son regard de ses agresseurs avec une douceur affligée, quelqu’un, isolé à droite du tableau et qui ne fait partie ni de la troupe des soldats ni de celle des apôtres, émerge de la masse en s’efforçant d’éclairer la scène à l’aide d’une lanterne qu’il lève au-dessus des têtes ; son visage est fatigué, mais il est dans la lumière, le regard tourné vers le Christ dont il essaie de s’approcher : c’est lui, c’est le Caravage.

    Le sens de cette métaphore est clair : par son art, le peintre s’efforce de se rendre présent aux temps sacrés, il éclaire le monde depuis l’invisible auquel l’ouvre la peinture ; mais on peut penser que, avec son visage levé avidement vers la scène, le Caravage fait plus qu’éclairer son atelier mental. Ses yeux tourmentés et sa bouche ouverte expriment une attente, comme si le Caravage cherchait à se rapprocher du Christ. Mais le salut n’est pas à sa portée : entre le Christ et lui, l’espace est bloqué (par des corps, par les fautes du Caravage) – la distance est encore grande entre les deux.

    Et nous voici donc en 1609, en Sicile, à Messine : le Caravage est condamné à mort par le pape, recherché par l’Ordre de Malte, cerné par une vendetta personnelle ; il se cache et il peint – il n’y a pas plus seul au monde que lui.

    En six ans, il a énormément peint le Christ, on se souvient, entre autres, des deux Flagellations. Voici qu’à grands traits ocre, rouges et noirs, négligeant désormais le détail des carnations pour approfondir avec plus d’intensité l’espace dramatique où entre vie et mort s’agitent les humains, il se consacre à ce qui est peut-être son plus grand tableau, le plus audacieux : La Résurrection de Lazare.

    Nous sommes dans le sépulcre, les murs très hauts sont enduits d’ombre et, dans le fond du tableau, l’immensité d’une porte noire ouvre à la mort ou au salut. Deux hommes soulèvent la dalle et sortent le corps de Lazare que le bras du Christ ressuscite. L’espace tout entier occupé par une foule en cascade d’où émergent des visages grimaçants, semble chavirer au cœur de la béance entre vie et mort, que le bras du Christ va réparer.

    Toute la composition tient par la rencontre miraculeuse entre la ligne horizontale formée, comme dans La Vocation de saint Matthieu, par le bras tendu du Christ, et le corps nu, dépouillé de son suaire et de ses bandelettes, de Lazare, dont la rigidité cadavérique forme une croix qui annonce celle sur laquelle le Christ, à son tour, mourra et sera ressuscité.

    Entre le Christ et le corps de Lazare soutenu par ses deux sœurs, un homme dont le visage est tourné vers le Christ (alors que les autres personnages regardent en direction de Lazare) semble couper la trajectoire résurrectionnelle ; il est au milieu du tableau, et sans prendre part à l’événement encore moins à la stupéfaction générale, il s’avance vers le Christ.

    Le contraste entre les deux est flagrant : autant le visage de cet homme est couvert de lumière, au point qu’on lui dirait le visage brûlé, autant le Christ disparaît dans l’ombre.

    Cet homme, c’est le Caravage. Il s’est peint là, à quelques centimètres du Christ ; ses mains sont jointes et touchent presque celle de Jésus tendue vers Lazare qui va reprendre vie.

    Que se passe-t-il exactement entre eux deux ? De quelle nature relève cet échange ? Y a-t-il même échange, ou un simple côtoiement ? On a la sensation que cet homme au visage en feu remonte le cours de l’action, comme s’il voulait accéder à la source même de ce geste christique – ou lui demander quelque chose : une bénédiction ? Un pardon ? L’amour se tient ainsi debout dans la grâce ; on ne sait s’il la regarde ou s’il la reçoit.

    En un sens, la lumière dorée qui baigne le visage du Caravage ne peut provenir que du Christ, lequel s’est vidé de sa lueur et demeure dans l’ombre ; une ligne verticale coupe la tête du Caravage, exactement positionnée entre la lumière et les ténèbres. Le Caravage est plus près que jamais du Christ, son visage est comme brûlé par la lumière évangélique, ses mains sont jointes, mais il est à côté. Sans doute ne sera-t-il pas possible de s’avancer plus dans la lumière : rien n’est plus tragique que de voir le petit espace brûlant et rouge qui le sépare encore du Christ. Cet espace est le nôtre. C’est là que nous vivons, dans les quelques centimètres où s’approche et s’éloigne la possibilité du salut ; ces quelques centimètres sont notre lopin intime, celui dans lequel nous tournons en rond dans le feu qui nous consume et peut nous détruire aussi bien que nous illuminer ; où nos désirs, à force de se creuser, ouvrent peut-être une tombe au lieu de trouver l’issue.

 

   

Selon la vérité

 

        Un mot encore à propos de la Décollation de saint Jean-Baptiste : derrière la grille de leur cellule, et contemplant l’exécution du saint, il y a deux prisonniers. Eux aussi ils sont inexorables. Lorsqu’un crime est commis, il y a toujours quelqu’un pour le voir. Cela s’appelle l’espèce humaine : les deux prisonniers qui fixent la décollation de Jean-Baptiste à travers les barreaux de leur cellule disent crûment que le crime est toujours accompagné par la meute. La mort est un spectacle pour humains.

     Je pense tout le temps à la dernière scène du Procès de Kafka. Des « messieurs » mènent Joseph K. dans une carrière, ils l’inclinent contre une pierre et posent sa tête dessus. L’un des messieurs ouvre sa redingote et sort d’un fourreau accroché à une ceinture qu’il porte autour de son gilet un long et mince couteau de boucher à deux tranchants, le tient en l’air et vérifie dans la lumière les deux fils de la lame. Joseph K., en regardant une dernière fois autour de lui, aperçoit une lumière au dernier étage d’une maison qui donne sur la carrière et les deux battants d’une fenêtre qui s’ouvre. Un homme se penche brusquement au-dehors, en lançant les bras en avant. Qui est cet homme ? Joseph K. se demande si c’est quelqu’un qui prend part à son malheur, quelqu’un qui veut l’aider : peut-être y a-t-il encore un recours. Il lève désespérément la main, écarquille ses doigts, mais l’un des deux messieurs le saisit à la gorge, l’autre lui enfonce le couteau dans le cœur et l’y retourne par deux fois. « Comme un chien ! dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre. »

     Voilà, il y a toujours quelqu’un qui assiste à la mise à mort, mais il n’y a pas de secours. La répétition est une forme de l’indifférence : un sacrifice court à travers le temps, il a lieu tout seul – le rite ne s’interrompt jamais. Et même s’il n’y a personne pour en témoigner, un œil et là, qui ne nous lâchera jamais. Avoir mis ces deux prisonniers qui regardent Jean-Baptiste mourir comme un chien, c’est un coup de génie.

 

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