Yannick Haenel, La solitude Caravage

Qu’est-ce donc que peindre,

sinon embrasser avec art la surface d’une fontaine ?

Leon Battista Alberti, De pictura, 1435

 

Les peintres nous ouvrent à la consistance du visible ;

alors que la sensibilité s’épaissit et que les ténèbres ne cessent de l’engraisser,

regarder aujourd’hui de la peinture élargit notre révélation du monde

 jusqu’à une opulence inespérée.

Yannick Haenel

 

« Vers 15 ans, j’ai rencontré l’objet de mon désir. C’était dans un livre consacré à la peinture italienne : une femme vêtue d’un corsage blanc se dressait sur un fond noir ; elle avait des boucles châtain clair, les sourcils froncés, et de beaux seins moulés dans la transparence d’une étoffe.

    À cette époque, j’étais enfermé au Prytanée militaire de La Flèche, et mes seuls instants de plaisir avaient lieu lorsque j’étais seul, entre seize et dix-sept heures, à la bibliothèque : c’est là qu’une fin d’après-midi j’étais tombé sur cette femme.

    Il y avait derrière elle un rideau en velours bordeaux roulé sur lui-même, qui a longtemps figuré dans mes rêves ; une lumière blanche tombait violemment sur son beau visage grave ; et tout son corps surgi du noir se jetait en avant, bras tendus, la poitrine dressée, comme une apparition qui déchire la nuit. »

Quinze ans plus tard, en 1997, au hasard d’une déambulation romaine en compagnie d’une femme qui ressemblait à cette image, Yannick Haenel découvre qu’elle n’était qu’une partie d’un tableau qu’il voyait soudain tout entier ainsi que le cartel qui l’accompagnait :

 

Michelangelo Merisi da Caravaggio,

Giuditta che taglia la testa a Oloferne,

1599, olio su tela, 145x195 cm

 

Cette découverte provoqua la colère et la fuite de la jeune femme horrifiée d’être comparée à cette tueuse, et fit entrer le peintre Caravage dans la vie de l’auteur. La main de Judith le conduisit vers d’autre mains peintes. En une nuit de « révélation », il compulsa tous les livres qu’il avait pu acheter.

La troisième révélation fut la découverte, dix ans plus tard, dans une chapelle de Saint-Louis des Français à Rome, de La Vocation de Saint Matthieu face au Martyre de Saint Matthieu. Alors il chercha ses peintures partout, à Rome, à Florence, à Naples, à Milan, à Berlin, à Madrid, à Londres, à Syracuse, à La Valette, il les contempla dans les rétrospectives de Paris et Milan, il collectionna toutes les monographies qu’il put trouver.

Il lut des biographies, les confronta l’une à l’autre, aux documents disponibles dans les archives, et à la peinture du Caravage que ces biographes, bien souvent, avaient oublié de regarder. Il découvrit leurs falsifications, leurs récits déformés par l’ignorance, la jalousie, la malveillance parfois.

 

Nourri de cette rencontre longue et approfondie avec le Caravage, le récit de Yannick Haenel guide ainsi son lecteur dans la redécouverte de sa peinture et de sa vie, étroitement imbriquées. Il décrit des tableaux, connus ou inconnus, et voilà que des sens nouveaux apparaissent, que des détails surgissent, non encore perçus, des lignes, des regards, des éclairs lumineux. Les mêmes œuvres reviennent plusieurs fois, parfois dans des chapitres éloignés, car il a fallu plus d’une rencontre pour que le regard soit précis, pour qu’une cohérence se fasse jour.

En 1576, la peste, grande peur de ces siècles, sévit à Milan, la ville de naissance du peintre, et emporte son père et son oncle. « J’imagine le jeune Caravage déchiffrant dans la suie grasse qui colle aux murs pestiférés des figures qui n’existent pas, détaillant des taches noires qui sont comme le souffle porté des visages emportés par le néant. " C’est dans les choses confuses – écrit Léonard de Vinci – que l’esprit trouve matière à de nouvelles inventions" ; et il ajoute qu’il en advient ainsi "en regardant des murs maculés de taches" où l’on devine des " compositions de batailles d’animaux ou d’hommes ", des " paysages ", des " choses monstrueuses "

    La peste est une maladie de la matière ; la décomposition des corps physiques n’est-elle pas à l’origine de toute peinture ? Ne discerne-t-on pas, au fond de toute peinture – et plus crûment dans celle du Caravage –, le spectre de la défiguration ? »

 

Les premiers tableaux, il les peint alors qu’il est en apprentissage à Rome, ville trépidante à la vie artistique intense, cosmopolite, dangereuse, où se côtoient interdits religieux, délinquance et prostitution. La vie du Caravage est déjà une vie de peinture, de tavernes, de passions, de bagarres incessantes.

Des adolescents provocants, aguicheurs nous regardent, il y a des corbeilles de fruits, des natures mortes et c’est déjà une révolution. « Il ne peignait rien qui ne fût pensé à fond. », « Il ne passe à l’acte qu’afin d’en renouveler la forme. » écrit Yannick Haenel.

Caravage est accueilli et protégé le cardinal del Monte, riche, érudit, musicien. Ses tableaux stupéfient les Romains, il devient vite le peintre le plus connu et le mieux payé de la ville. Les commandes se multiplient. Dans ses peintures religieuses, on voit des corps de saints et d’ouvriers, des pieds sales, humbles, pauvres.

Les femmes y tiennent une grande place, et ce sont elles, surtout, qui fascinent l’auteur de ce récit. La Vierge, Judith, Catherine d’Alexandrie, Marie-Madeleine plusieurs fois peinte. Le même modèle posa pour ces trois femmes. Le peintre l’aimait. Elle fut sans doute la cause de la querelle au cours de laquelle il blessa mortellement un homme, crime qui fit basculer sa vie dans l’errance.

Il regarde la mort en face, il peint la violence ; le noir envahit ses toiles toujours réalisées sans esquisses. On y voit de grandes bouches ouvertes dans un cri d’horreur à jamais muet. Il y a des bourreaux, de plus en plus nombreux, peints avec le plus grand soin. Lui-même, de quel côté est-il ?

Yannick Haenel s’interroge. Le Caravage ne s’identifierait-il pas à Matthieu désigné par le Christ ? Son visage douloureux observe l’abomination commise lors du martyre. Au fil des années, dans ses peintures, il se rapproche du Christ. Enfin, le voici tout près de lui dans La résurrection de Lazare.

 

De multiples peintres, de multiples écrivains apparaissent au cours de ce récit, éclairent la peinture du Caravage. Surgissent « le tumulte écarlate », « les figures violentes » de Francis Bacon ; Paul Cézanne qui connut le même face à face implacable avec la nature, Nicolas Poussin qui accusait le Caravage d’avoir voulu « détruire la peinture », La villa des mystères de Pompéi qui, peut-être, lui inspira la son rapport au réel si particulier, quand le réalisme conduit au sacré.

Il y a Arthur Rimbaud et notamment le début d’Une saison en enfer qui fait si bien écho à la vie du Caravage : « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient ». Et parmi beaucoup d’autres, il y a Franz Kafka et la dernière page du Procès. L’exécution de Joseph K. « comme un chien » suscite la même indifférence de l’homme qui apparaît à la fenêtre éclairée que les deux prisonniers qui regardent la décapitation de Jean-Baptiste dans le tableau du Caravage.

 

Quand le récit s’achève, au grand regret de l’auteur et du lecteur, il reste à celui-ci des images multiples d’un homme qui parvint à une forme de sacré en transformant le monde en peinture, un homme libre de son art.

    « Car s’il existe quelque chose qui n’est pas asservi en ce monde, même aujourd’hui, c’est une certaine manière de vivre l’exigence de l’art : l’expérience poétique est la seule qui échappe à l’organisation de la servilité. La liberté est partout offerte, mais seuls en usent avec souveraineté ceux qui ont tué en eux la servitude : la brutalité du Caravage est celle du plus grand des délicats. »

 

Yannick Haenel, La solitude Caravage

Fayard, Des vies. Février 2019. 327 p.

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