Jean-Philippe Toussaint, La clé USB

Un blanc, oui. Lorsque j’y repense, cela a commencé par un blanc. À l’automne, il y a eu quarante-huit heures dans mon emploi du temps entre mon départ de Roissy le 14 décembre en début d’après-midi et mon arrivée à Narita le 16 décembre à 17H15. On ne sait jamais tout de la vie de nos proches. Des pans entiers de leur existence ne nous sont pas accessibles. Il demeure toujours des zones d’ombre dans leur vie, des blancs, des trous, des absences, des omissions. Même chez les personnes qu’on croit le mieux connaître, il subsiste des territoires inconnus. Mais chez nous-mêmes ? N’est-on pas sensé tout connaître de notre propre vie ? Ne doit-on pas être tout le temps joignable, par téléphone, par mail, par Messenger ? N’est-on pas tenu maintenant d’être localisable en permanence ? N’est-il pas indispensable, quand on voyage, que nos proches sachent à tout moment où nous nous trouvons, dans quel pays, dans quelle ville, dans quel hôtel ? …

 

Ainsi commence ce roman de Jean-Philippe Toussaint, écrivain et cinéaste belge dont l’œuvre se déploie au cœur de notre modernité. Il y sera question de clé USB, d’ordinateur volé, de bitcoin, blockchain, back door, machines à miner, tout un univers mystérieux  à la pointe du virtuel.

 

L’homme qui raconte vit à Bruxelles et travaille pour les institutions européennes. Il est expert européen chargé de la prospective, mission bien mystérieuse aux contours flous, qu’il ne faut surtout pas confondre avec de la voyance. « Notre démarche se veut plus rationnelle, plus scientifique. Nous ne cherchons pas à prédire l’avenir, simplement à le préparer, ce qui nous amène à considérer le futur non pas comme un territoire à explorer, mais comme un territoire à construire. »

Cet avenir se construit en anglais et passe par le contrôle des outils numériques les plus perfectionnés. Ainsi le narrateur est-il devenu un expert européen de la Blockchain, « technologie de stockage, […] l’équivalent d’un cahier de compte – un immense registre anonyme et infalsifiable – qui contient l’historique de toutes les transactions effectuées entre utilisateurs depuis sa création… ».

Cette expertise de pointe lui vaut d’être approché par des lobbyistes – on apprend à cette occasion qu’ils sont 30 000 à Bruxelles – ce qui n’a rien en soi de répréhensible, sauf si l’on accepte un rendez-vous sans en avertir l’institution. Mais la tentation est grande de confronter son approche théorique à la réalité du terrain, de sortir de son bureau et du cercle restreint de ses semblables, sortir du studio dans lequel il vit depuis qu’il s’est séparé de sa compagne.

« Avec le temps, j’étais devenu impatient de ces conversations, qui me sortaient du train-train quotidien de mes travaux de prospective sur le futur de l’industrie, dans des secteurs aussi affriolants que le textile équitable ou les métaux non ferreux. Je me surprenais à guetter les nouveaux rendez-vous, et même à les attendre impatiemment, consultant mon téléphone sans arrêt, et me morfondant au bureau si je ne recevais aucun message pendant plusieurs jours. Certes, j’avais conscience du danger qu’ils pouvaient représenter pour moi, et je demeurais sur mes gardes. Mais je voulais continuer à les voir pour mieux comprendre le rôle que chacun des protagonistes jouait dans cette transaction à trois bandes… »

L’intrigue est lancée, le suspense va croissant et le lecteur est entraîné à la suite du narrateur dans un roman d’espionnage haletant, avec les personnages troubles, charmeurs et inquiétants des lobbystes portant chapeaux et gabardines. La pluie tombe sur la place Jourdan. Dans le bar du Sofitel presque désert attendent John Stavropoulos et Dragan Kucka bien décidés à le convaincre de se rendre en Chine, tous frais payés, pour rencontrer le directeur de BTPool Corporation, société spécialisée dans le matériel informatique de minage.

Les deux hommes partent. Une clé USB reste là, noire sur la moquette gris anthracite.  D’un geste instinctif, il s’en empare et y découvre un monde de malversations, de dessous de table, de prototypes secrets apparemment pourvus d’une « porte dérobée » - backdoor.

J’aimais beaucoup cette métaphore d’une porte dérobée qui évoquait une scène galante, avec un visiteur invisible qui vient d’entrer ou de sortir, ou faisait penser à ces escaliers ou corridors dérobés, qui ouvrent l’imaginaire à des représentations chevaleresques. Mais, alors que l’expression « porte dérobée » pouvait avoir des connotations poétiques et gracieuses, la réalité qu’elle recouvrait aujourd’hui, en sécurité informatique, était beaucoup plus vénéneuse, qui définissait la backdoor comme un moyen d’accès non autorisé, dissimulé dans un programme, pour permettre à un ou plusieurs individus malfaisants de prendre totalement ou partiellement le contrôle d’une machine à l’insu de son utilisateur légitime.

Il part clandestinement pour la Chine, avec le sentiment de se jeter dans la gueule du loup …

machines à miner en Chine

Dans ce thriller remarquablement construit et conduit, à l’écriture précise, réaliste, cinématographique, les idéaux européens, la déontologie pèsent bien peu face aux appétits d’un capitalisme sauvage, totalement dénué de sens moral à l’image de ce jeune chinois formé dans le paradis de la Silicon Valley, et de Gu, l’inquiétant patron de l’usine de minage. La surveillance se généralise et rapporte beaucoup d’argent. Qu’importe la quantité phénoménale d’énergie nécessaire pour faire fonctionner les centaines de machines.

 

Au fil des pages, le réel se détraque, le narrateur perd pied dans l’indifférence générale.

Quand enfin il réussit à se reconnecter, l’angoisse qui l’étreignait prend son sens, bien éloigné de cet univers technologique opaque, fermé au profane. Les étapes de son retour le ramènent à son humanité, à la douleur de la perte. Quand son récit s’achève, une page se tourne mais il lui reste encore un long chemin à parcourir pour ne plus être « l’étranger », spectateur de sa propre vie.

 

L’écriture, la création, pas plus que nos sociétés, ne pourront vivre de technique, de virtuel, de spectacles formatés. Rien ne pourra remplacer l’émotion qui étreint devant les gingkos de Tokyo.

Sortant d’une projection du film Star Wars avec son fils Alessandro, il réalise la vanité de tant de pseudo-progrès techniques.

 

Si les conclusions auxquelles j’étais parvenu, en m’appuyant sur les plus récentes avancées de la science, ne présentaient sans doute pas grand intérêt (je les ai d’ailleurs assez vite oubliées), je n’étais pas mécontent de la conclusion à laquelle j’étais arrivé, qui était que, dans tous les éléments qu’on peut introduire dans un film de science-fiction, dans toutes les extravagances technologiques qu’on peut imaginer, les machines, les robots, les engins spatiaux et les déplacements interstellaires, les variations biotechnologiques et transhumaines, dans tout cette quincaillerie futuriste gorgée d’effets spéciaux, ce qui, finalement, était le plus efficace à l’écran, le plus véritablement stupéfiant – et même le plus crédible, et le plus émouvant – le plus merveilleux et le plus féérique, c’était les scènes de pluie.

Jean-Philippe Toussaint, La clé USB

Les Éditions de Minuit. Septembre 2019. 191 p.

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