Kevin Lambert, Querelle - Fiction syndicale

L'homme tragique accumule sur lui toutes les souffrances et toutes les horreurs du monde. De sorte que le spectateur est à la fois saisi de terreur et de pitié, mais en même temps (c'est la théorie d'Aristote) ces sentiments de terreur et de pitié vont se trouver purifiés, comme des mauvaises humeurs que l'on expulse. Par le biais de la représentation, avec ses règles - unité de lieu et de temps, tension de l'intrigue tragique -, cette "infirmité" humaine est présentée sous un éclairage qui en fait des éléments porteurs de beauté. L'émotion que l'on éprouve - la terreur mêlée à la pitié - se trouve purifiée par la force du rythme et de la poésie. Car elle est transposée sur un autre plan que celui de la vie quotidienne ou de l'expérience personnelle.

Il y a des moments historiques d'optimisme, comme au début du XXe siècle, où l'homme n'a pas besoin de la tragédie. Mais, depuis, le monde occidental s'est fracassé sur la guerre de 1914, puis sur celle de 39-45, sur le nazisme et les camps. L'Allemagne, un pays cultivé, raffiné, a sombré dans l'impensable. L'ahurissant progrès scientifique et technique qui nous rend "maîtres et possesseurs de la nature", comme le voulait Descartes, nous donne en même temps le sentiment qu'on frôle la catastrophe à tout moment. Dans ces conditions, les interrogations que la tragédie grecque met en œuvre dans le contexte qui est le sien prennent une résonance contemporaine formidable.

Jean-Pierre Vernant. 2005

 

En écrivant le fracassant Querelle – initialement intitulé Querelle de Roberval – Kevin Lambert, auteur québécois né en 1992, s’inscrit ouvertement dans une double lignée. Le titre, le héros et sa vie sexuelle, sont un hommage au roman de Jean Genet, Querelle de Brest (1947) et son prolongement. Un coup d’œil à la « table » finale, révèle une filiation nettement plus surprenante dans le cadre d’un « roman » - genre annoncé sur la première de couverture.  On y découvre certaines des parties constitutives de la tragédie grecque, telles qu’elles furent fixées à Athènes, au Vème siècle avant Jésus-Christ. PROLOGUE, PARODOS, STASIMON, KOMMOS, EXODOS.

 

Le sujet du roman paraît pourtant bien éloigné de la tragédie antique et de ses héros.

À Roberval, bourg québécois de 10 000 habitants située au bord du lac Saint-Jean, une grève a éclaté dans la scierie de la famille Ferland, dirigée par le fils Brian assisté de sa femme Anne-France.

« Un peu plus de vingt ouvriers spécialisés travaillent dans l’usine de la Scierie du Lac Inc. Une quarantaine de travailleurs forestiers sont engagés en plus suivant les opérations forestières nécessaires à l’approvisionnement. C’est ce que dit leur site internet à la page Ressources humaines. Vingt et un employés pour être précis, dont Jacques Fauteux, opérateur de la petite ligne et représentant syndical. Ça travaille là depuis l’ouverture pour certains, depuis plusieurs années pour la plupart. Le dernier arrivé a vingt-sept ans et s’appelle Querelle. Il vient de Montréal mais ses parents sont d’ici. Il est venu étudier au Lac-Saint-Jean en foresterie et un poste de journalier s’est ouvert à l’usine, il avait même pas fini sa formation quand la grève a commencé. Il travaille bien pour un jeune, tu vois qu’il est motivé et qu’il veut se tailler une place, il a pas encore de poste permanent et fait un peu de tout, volant d’une machine à l’autre pour remplacer les employés pendant leur pause ou lorsqu’ils tombent malades, ça fait que tout le monde le connaît… »

Kevin Lambert fait vivre cet univers avec un grand réalisme, donne toute leur beauté et leur richesse au vocabulaire technique, aux gestes précis, à la transformation des billots.

« C’est Jézabel, juchée dans une cabine insonorisée, qui supervise la ligne du c

anter, quand on est pas en grève. Elle a déjà occupé d’autres postes, mais préfère celui-ci, au cœur de la scierie, c’est là que la vraie coupe a lieu, là où les troncs se transforment

 en planches. Le côté sociable des autres tâches lui manque parfois, t’es tout le temps avec des collègues différents et tu peux lâcher deux-trois blagues dans la journée, c’est sûr que c’est long d’être assise tout le temps – t’as toujours les trois pauses pour te dégourdir les jambes, deux quinze minutes et l’heure du midi – , mais il y a surtout quelque chose d’infiniment satisfaisant à voir les pelans être retirés des madriers, puis disparaître dans les soubassements de l’usine, à suivre le rythme rapide du sciage, la morsure des dents dans le bois qui crisse, fondant son cri avec ceux, assourdissants, des autres machines, avant de ressortir propre et bien taillé… »

Mais l’exploitation sauvage de la forêt bafoue toujours plus les droits des indigènes, le syndicalisme est mal vu, la grève impopulaire, les femmes toujours doivent lutter pour occuper des postes que les hommes leur croyaient réservés, racisme et homophobie empoisonnent les esprits. La grève s’installe dans la durée, il n’est pas facile de trouver des moyens de pression efficaces, d’autant que les forestiers privés de travail sont de plus en plus hostiles. L’argent manque, la solidarité se fissure, de vieilles rancœurs réapparaissent.

 

Le patronat aussi a changé.

« Aux connaissances pratiques de son père, au savoir-faire acquis au fil des ans, d’abord dans le domaine de la fourrure […] puis à la scierie depuis les années 1980, à cette expérience, sculptée par l’essai et par l’échec, le fils oppose ses notions scolaires, ses certitudes diplômées, ses études de développement et ses plans marketing. Brian Ferland, A+ en statistiques, un gestionnaire professionnel qui s’est mis à exporter aux États-Unis, a engagé deux camionneurs en sous-traitance pour avoir moins d’employés à son actif et rester plus alléchant pour les firmes d’actionnaires comme Évolu ; le plus grand rêve de Brian, c’est d’être racheté.

     À HEC, il a appris que la grève, ça peut être une occasion de faire du profit sans avoir à dépenser en salaires […] Il faut qu’il le répète souvent à Donatien : on va faire de l’argent avec cette grève-là. Tant que ça ne dure pas trop longtemps, moins d’un an : ils ont besoin d’au moins six mois pour écouler le bois de l’usine et les palettes à l’entrepôt de Québec, prêtes à passer la frontière pour revenir en dollars américains, deux, trois millions à aller chercher sans avoir un sou à dépenser en ressources humaines. Quelque chose comme une bénédiction. »

Sans aucun scrupule, il n’hésite pas à employer des méthodes de voyou, voire de truand pour intimider les grévistes les plus virulents.

 

Le roman, cette « fiction syndicale », ne s’ouvre pas sur le piquet de grève tenu par – 32°, mais dans l’appartement avec vue sur le lac de Querelle, « amant sublime » et « bourreau merveilleux », où défilent de jeunes garçons avides du plaisir qu’il sait leur donner. Les mots sont crus, violents, lyriques. Dionysos y règne en maître, mais aussi Eros et Thanatos, force de vie, force de mort.

    « Il est encore tout tendu par sa nage quand il arrive à l’aréna. Ses mamelons durs pointent sous la vieille marinière qu’il porte, son chandail tout usé et recousu aux endroits où, l’enlevant trop vite, soûlé par l’extase, on l’a déchiré. Querelle n’est pas fait pour les vêtements ; c’est pourquoi ils lui vont si bien. Les guenilles deviennent magnifiques dès que sa caboche presque blonde en perce les cols. Le linge jure tellement sur son corps, né pour rester dévêtu, que sa présence prend un caractère mystique, ensorcelant. On pourrait croire que les tissus troués qu’il porte sont comme le satin recouvrant la boule de cristal d’un charlatan, voués à nous voiler quelque fausse prophétie lue dans sa carrure sublime, quelque avenir décelé dans l’entrelacs des veines de sa verge. »

 

Querelle et Jézabel sont les protagonistes de cette tragédie contemporaine, héros révoltés par leur condition, qui luttent, comme les héros tragiques antiques, contre une puissance qui les dépasse. Mais la « mega-machine » capitaliste, industrialo-financière, soutenue par les media abrutissants et serviles, a remplacé la divinité impitoyable. Au fil des pages, la démesure – l’hybris –, la folie destructrice s’empare d’eux, la violence se déchaîne. La mécanique impeccable des événements, dans une logique parfaite, mène à un dénouement éblouissant et terrifiant, où se mêlent un grand combat épique, le chant de lamentation du chœur des habitants du quartier, une sauvagerie indicible. Au-dessus planent « trois garçons émouvants », « trois voyous de quinze, seize ans », « trois vautours défoncés », trois amants qui sèment la mort, avant de mourir « en direct sur internet une nuit en semaine. »

Kevin Lambert, Querelle - Fiction syndicale

Héliotrope, 2018 pour le texte original paru sous le titre Querelle de Roberval – Le Nouvel Attila, 2019 pour la présente édition

 

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