Yannis Makridakis, La chute de Constantia

Yannis Makridakis, né à Chio en 1971, y fonda un institut d’étude de l’histoire de l’île, publia deux ouvrages d’histoire et de nombreux articles, traitant de l’histoire de Chio ou de l’actualité de la Grèce. Il vit désormais son village natal, s’y consacrant à l’agriculture et à l’écriture et se définit lui-même comme « agriculteur naturel – écrivain ». Son œuvre narrative, riche de nombreuses fictions, campe des personnages repliés dans leur petit cercle, leur vie quotidienne, leur environnement immédiat, et bousculés par l’Histoire, notamment celle des relations mouvementées entre la Grèce et la Turquie, au début et à la moitié du XXème siècle. La chute de Constantia est son premier roman traduit en français.

L’histoire se déroule en 2005. Constantia vit à Istanbul, qu’elle n’a pas voulu quitter lors des pogroms qui frappèrent la communauté grecque en 1955. De la fenêtre de son appartement, elle voit la mosquée Nousrétié et la mer de Marmara.

« Quand elle regagna son siège, elle vit que le soleil arrivait sur elle. Elle se leva, tira un des petits rideaux et, retenant le tissu de son doigt, elle resta un peu là, à observer le Bosphore ; c’est elle-même qui avait fait ces petits rideaux, trente ans auparavant, quand elle avait épousé son regretté mari et qu’elle était enceinte d’Anna. Michalis avait un grand magasin de tissus à Péra, qu’il avait hérité de son père, la rue de Péra regorgeait de lin, de cachemire et de velours, en 1955, les sauvages le saccagèrent et ne plièrent pas bagage pour partir. C’est là qu’ils se connurent, Michalis et elle, dans ce magasin. […] Et ainsi le mariage eut-il lieu à la Sainte-Trinité, place Taksim, en 1965, un an après l’expulsion, la Ville étant vidée de ses Romiotes[i], car la plupart avaient fui en Grèce, et n’étaient aucunement disposés à revenir. »

Sa fille Anna, partie étudier à Athènes, y a rencontré Yannis, qu’elle a épousé. Certes, Constantia aurait préféré qu’elle épousât un Romiote, mais au moins a-t-elle échappé au pire. Anna aurait pu tomber amoureuse d’un Turc, comme la fille de son amie Frango. Les visites du couple sont rares et brèves. Alors, chaque jour elle retrouve ses amies Vanguelia, Eleni et Soultana au Savoy, dans leur quartier de Cihangir, pour le thé de l’après-midi. Leurs appartements embaument des senteurs de feuilles de vigne farcies qui accompagnent si bien le raki du soir, de feuilles de chou farci, de sauce citronnée.

 

Mais un matin de la fin du mois d’octobre 2005, alors que « le temps estival de la Saint-Dimitrios avait encore dans la Ville[ii] de bienfaisantes douceurs », le facteur remet à Constantia une volumineuse enveloppe venue de Grèce. Dans sa hâte de l’ouvrir, elle n’est pas loin de faire tourner la sauce citronnée.

« Elle avait pensé qu’il y avait à l’intérieur un paquet avec quelques sucreries venant de l’île[iii], des gâteaux aux amandes, confectionnés par la mère de son gendre qui savait qu’elle les aimait, et s’était même demandé pourquoi les Turcs n’avaient pas ouvert l’enveloppe à la poste avec une lame de rasoir, comme d’habitude, et mangé ce qu’elle contenait, mais dès l’instant qu’elle avait vu qu’elle contenait seulement un dossier plein de feuilles écrites, et en plus officiellement, à l’ordinateur, avec des lettres comme ça, grosses comme des pois chiches, sa mâchoire était tombée, elle avait aussitôt pensé à un malheur, comme toutes les fois où se produisait un événement inhabituel, et avait donc décidé de s’enfermer chez elle toute la journée, au besoin elle n’irait pas au Savoy l’après-midi, et aurait peut-être le temps de lire, tout d’un seul tenant jusqu’au bout. » D’ailleurs, les éternels commérages de ses amies Romiotes commencent à la lasser.

 

Mais les choses ne se passent pas exactement comme Constantia l’avait prévu et la narration s’en trouve complètement chamboulée. Le long récit de son gendre, à son acmé, la bouleverse tant qu’elle pousse un cri strident. Vanguelia, sa voisine, accourt et la trouve évanouie, les feuillets reliés à la main. Dévorée de curiosité, elle couche son amie et emporte la liasse pour la lire tout à loisir et en partager le contenu avec Eleni et Soultana, autour d’une tasse de thé.

La révélation capitale tient en une phrase, la première du roman :

« Mais voilà qu’il nous sort maintenant qu’il est Ottoman, ça, c’est trop ! En voilà une autre… Comme si cette malheureuse pouvait le savoir, comment aurait-elle pu le sentir, cette pauvre petite Anna ? Il avait l’air d’un garçon charmant, aucune de vous ne s’attendait à un tel malheur, comme peut-il venir de chez ceux-là, murmurait-elle en cachant sa bouche derrière sa main, pour éviter d’être entendue des Romiotes du voisinage qui étaient rassemblés au Savoy, autour de leur thé de l’après-midi, excepté Constantia, naturellement. »

Les lectures s’enchâssent l’une dans l’autre, les locuteurs se mêlent, Yannis, Constantia, Vanguelia, les hommes et femmes rencontrés par Yannis, des Turcs, des Grecs. Constantia commence l’histoire avant de s’évanouir. Puis Vanguelia rapporte l’enveloppe et c’est elle qui fait la lecture, sans cesse interrompue par les commentaires de l’une ou de l’autre, très remontées contre cette « graine de Turc » qui raconte, avec talent d’ailleurs. Le temps passe, les voilà happées, impatientes de connaitre la suite, agacées par les digressions philosophiques qui retardent les révélations. Constantia prend le relais de Vanguelia. Elles ont sommeil, mais pour rien au monde ne renonceraient à lire les pages restantes, pas plus que le lecteur, emporté lui aussi par le talent du gendre, quand il raconte son enquête sur ses origines, fait revivre les protagonistes et comparses d’une histoire familiale tragique, tout en intégrant Constantia, sa destinataire dont il anticipe les réactions. Il la connaît déjà si bien. Quartiers d’Istanbul, maisons, monuments, passants, prennent vie, retardant à peine le fil des révélations. L’esprit et les sens en éveil, concentrées, les deux femmes s’embrouillent dans les généalogies, doutent aussi. Dit-il bien la vérité à propos de sa mère biologique, enfermée dans un asile psychiatrique ?

 

Et voilà qu’au fil des pages, le passé ressurgit, l’histoire de Yannis et celle de Constantia se croisent. Elle se souvient du destin de sa grand-mère originaire de Chio. Les hommes bougent, dans un sens, dans l’autre, entre Thessalonique et Istanbul, les îles sont turques ou grecques, au gré des aléas de l’histoire, Antigoni, Ténédos, Chio, les villes changent de nom.

« Constantia marqua une pause et prit une inspiration, les regards des deux femmes montraient qu’elles intégraient ces renseignements dans leur esprit, et peu après, ainsi plongée dans ses pensées, elle reprit de nouveau sa lecture, vois-tu quand même , ma chère Constantia, à quoi le destin a conduit, écrivait son gendre, à ce que son arrière-petit fils revienne dans l’île et y grandisse, qu’il fasse sa vie là-bas, marié à une habitante de la Ville, ta fille, mais qu’est-ce donc que la vie, hein, elle fait sans cesse des cercles et ne connaît pas les frontières… »

Reconstituant l’histoire de sa famille, Yannis recueille des témoignages d’un temps où les communautés grecque et turque pouvaient se mêler, tout au moins cohabiter. Le pogrom de 1955, même si des Justes existèrent parmi les Turcs, qui tentèrent de protéger leurs voisins grecs, les événements de Chypre, causèrent une fracture irréparable. C’est du moins ce que pense Constantia : «… [les Ottomans] aiment les chats et les chiens, mais n’aiment pas les hommes, ils sont sans foi ni loi, comment pourrais-je oublier ce qu’ils nous ont fait endurer pendant ces années, et avec un rictus elle se hâta de continuer sa lecture. »

Yannis est né en 1970 et élevé à Chio dans la même haine de « ceux d’en face », ceux dont on ne peut même prononcer le nom. Un jour pourtant, à l’occasion d’un colloque sur Homère, il se décida, il « passa en face ».

« Alors tout s’évanouit en lui, les images que son esprit avait forgées à propos des Turcs sauvages, barbares et incultes, tout disparut. Il sentit immédiatement, écrivait-il, qu’il avait passé toutes ces années plongé dans l’erreur et que finalement, sans en avoir conscience, il vivait à l’ouest de l’Éden. Tu te mets complètement le doigt dans l’œil s’emporta Constantia. Elle commença à se rasseoir, ses pieds descendirent de la table et s’agitèrent nerveusement. J’ai constaté de mes propres yeux, continuait-il, qu’en face vivent des gens simples, semblables à nous, pas exactement à nous, mais à nos pères et nos mères, nos grands-pères et nos grands-mères, des gens bons, courtois, honnêtes, qui nous considèrent comme des amis et des voisins. Voilà, il est allé deux jours à Smyrne et il fait son singe savant, ironisa Constantia, mais il n’a pas vu leur fourberie … »

Yannis, homme sensible et aimant, « communiste athée » selon sa belle-mère qui lance cette insulte suprême, amoureux des lettres et de la pensée, parviendra-t-il, au bout de sa quête et de son récit, à faire évoluer Constantia, peu à peu gagnée par l’émotion ? Le titre du roman fait écho, non sans ironie, à la prise de Constantinople en 1453 par les Ottomans, liant le destin des lieux à celui des habitants. Mais la prise de Constantia peut tout aussi bien dire qu’il est possible de se libérer du passé.

 

La prose de l’auteur, Yannis Makridakis, est somptueuse et audacieuse, déployant en toute liberté ses longues phrases où se mêlent le tragique et un humour omniprésent, les paroles de l’une et de l’autre, les vies de multiples personnages, leurs quartiers, leurs repas. On se laisse conduire avec plaisir par cet écrivain profond et malicieux, qui redonne confiance dans le pouvoir de la littérature face à l’obscurantisme et à la violence des hommes.

Yannis Makridakis, La chute de Constantia

Traduit du grec par Monique Lyrhans

Sabine Wespieser Éditeur – 2015. 179 p.

Γιάννης Μακριδάκης, Η Αλώση της Κωσταντίας

Hestia 2011

 

 

 

[i] Les Grecs vivant à Istanbul se désignent eux-mêmes comme « Romiotes », habitants de l’ancien empire romain d’Orient dont la capitale était Byzance (Constantinople, Istanbul)

[ii] Les Grecs désignent encore souvent Istanbul du nom ancien de « Constantinoupoli », et disent plus communément Poli, la Ville.

[iii] Chio, île dont sont originaires Constantia et Yannis, et où le couple est revenu s’installer.

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