Benoît Duteurtre, En Marche ! – Voltaire, Candide

Voilà un titre qui pourrait sonner comme un manifeste de soutien au Président français du moment, dont la marche triomphale vers les sommets élyséens entraîna dans son sillage une cohorte de jeunes gens plutôt nantis, séduits par sa jeunesse, son verbe brillant et sa supposée liberté de pensée. L’auteur, musicologue, homme de radio et écrivain chevronné aurait-il emboîté le pas des nombreux intellectuels français eux-aussi fascinés ?

Le récit se présente comme un conte philosophique, genre plutôt démodé, qui renvoie le lecteur à ses études secondaires, à l’incontournable Candide du non moins incontournable Voltaire.

 

Le conte imaginé par Benoît Duteurtre raconte le parcours initiatique du jeune Thomas, qui « possédait ce qu’on pourrait appeler "une bonne nature". Passé ses premiers hurlements de nourrisson, il avait montré durant son enfance une curiosité mêlée d’enthousiasme pour tout ce qui s’offrait à lui. ». Issu d’un milieu modeste, il accède à l’université, se passionne pour la sociologie et diverses théories philosophiques plutôt inconciliables. À vingt ans, « désireux de rendre le monde plus juste, d’établir un gouvernement universel, d’abolir les frontières et de promouvoir l’égalité des genres, il ne supportait plus de voir la société dirigée par des mâles blancs de plus de cinquante ans ». Mais l’idéalisme n’a qu’un temps, il lui faut gagner sa vie et « confronter ses convictions à l’épreuve des faits. » C’est alors que la découverte des théories du professeur Stepan Gloss, qui promet et promeut la « La Globalisation heureuse », bouleverse sa conception du monde. A 28 ans, embarqué dans l’épopée du jeune président désireux de bousculer les habitudes de son vieux pays, il devient député.

Un jour, intrigué par un reportage montrant la transformation d’une ferme à l’ancienne en élevage entièrement automatisé duquel ne s’échappe aucun gaz nocif pour l’environnement, il décide d’aller voir par lui-même ce pays merveilleux d’Europe centrale, la Rugénie, où les théories du professeur Gloss ont été mises en application : protection du climat et de la planète, libéralisme intégral.

 

Les premiers contacts avec les effets de la dérèglementation sont rudes, la réalité étonnamment contrastée voire contradictoire : la libéralisation favorise les transports les plus polluants - la route et l’avion low-coast -, l’interdiction des voitures dans le centre-ville concentre tous les embouteillages dans la périphérie, les transports en commun ne fonctionnent pas, la privatisation du traitement des déchets ménagers a provoqué une grève des employés et les rues sont envahies d’ordures, les slogans humanistes coexistent avec la corruption du gouvernement.

Cette « Europe nouvelle » soumet le voyageur à rude épreuve.

« La voici, enfin, la cité sans voitures ! s’exclama Thomas.

   Le rêve éco-responsable, si difficile à mettre en œuvre, pouvait donc s’accomplir. Soulevé par l’enthousiasme, le jeune député n’oubliait pas cette autoroute fumante ni ces embouteillages qu’il avait subis pour en arriver là et qui semblaient rejetés hors du centre-ville. Mais à présent il découvrait une cité radieuse où quantité de livreurs juchés sur leurs vélos s’arrêtaient pour distribuer des paquets puis repartaient sur les trottoirs, empruntaient les chaussées à contresens et montraient une étonnante capacité à utiliser les voies de circulation au mieux de leurs intérêts. »

Certes le bilan économique dressé par le livreur Brandon n’est pas très enthousiasmant.

« Le chômage est très élevé en Rugénie. Les usines ont fermé. La plupart des produits et des aliments sont fabriqués à l’étranger. Le commerce en ligne a détruit les services. Les divertissements sont américains. L’école et l’université ne conduisent qu’au chômage… à moins de travailler dans un centre d’appel pour une société chinoise ou allemande. Reste donc notre corps, pour nous, les garçons. »

Mais Thomas n’est pas venu en Rugénie pour « s’abandonner aux déplorations ». Surmontant toutes les déceptions et interrogations, il poursuit son exploration, sa quête, son initiation.

 

Benoît Duteurtre raconte cette confrontation au réel d’une écriture alerte, qui emporte le lecteur, tout à la fois amusé par son humour grinçant et effrayé de voir se dessiner dans ce conte philosophique une réalité, à peine décalée dans le temps, nourrie d’une multitude de détails de notre présent informatisé, déshumanisé, uniformisé.

Sa réécriture du Candide de Voltaire ne manque pas de piquant.

Candide, la tête farcie de la philosophie optimiste de Leibniz, quelque peu caricaturée par Voltaire, est chassé du château de Thunder-ten-Tronckh pour avoir pratiqué avec Cunégonde, la fille des châtelains, une leçon de physique expérimentale. Le voilà lancé dans le vaste monde en proie à la guerre, la corruption, l’intolérance, la violence, toujours étonné du décalage avec les leçons de son professeur Pangloss, cherchant toujours à retrouver Mademoiselle Cunégonde.

Le héros de Benoît Duteurtre lui aussi s’obstine à chercher les aspects positifs dans le chaos qu’il traverse. A chaque inconvénient, il oppose un avantage et balaie le doute, de plus en plus difficilement cependant. Comme Candide, il découvre une société sous surveillance, les outils modernes amplifiant considérablement les moyens de traquer le moindre écart supposé ; lui aussi est emprisonné arbitrairement. Les points communs sont multiples et chacun pourra s’amuser à les trouver, d’autant que l’auteur facétieux sème des indices ici et là. Néanmoins, la dégradation du héros et de son itinéraire est palpable. Tandis que Candide parcourt le monde, ancien et nouveau, à la recherche du « meilleur des mondes », Thomas se contente d’un voyage en low-cost vers la Rugénie. Comme tout héros de conte, Candide et Thomas poursuivent une quête, dont l’accomplissement devrait mettre fin à l’histoire. Mais tandis que Candide est mu par l’amour et cherche Cunégonde d’un continent à l’autre, Thomas s’enfonce dans la montagne rugène avec une idée fixe qui lui tient lieu de quête : manger du chbrtch, plat montagnard, roboratif et carné, banni des tables rugènes converties au « vegetal fooding ».

 

Face au discours dominant, dans l’un et l’autre conte s’élève une voix discordante. Candide, chargé des richesses emportées de l’Eldorado, veut retourner en Europe profiter de sa fortune. Craignant de s’ennuyer durant la traversée, en l’absence de Cacambo, son « fidèle serviteur », parti racheter Cunégonde, il « fit signifier dans la ville qu’il paierait le passage, la nourriture et donnerait mille piastres à un honnête homme qui voudrait faire le voyage avec lui, à condition que cet homme serait le plus dégoûté de son état et le plus malheureux de la province. » Ayant écouté les malheurs d’une foule de volontaires, il choisit Martin, « un pauvre libraire qui avait travaillé dix ans pour les libraires d’Amsterdam. » Martin accompagne Candide jusqu’à la fin du voyage, puis du conte.

« Ils disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des idées, ils se consolaient. »

Nulle consolation de cette sorte dans le conte de Benoît Duteurtre. La parole contestatrice, contradictoire est portée par Melanie, paralytique – terme remplacé, dans le langage politiquement correct en usage par personne à mobilité réduite –, une Allemande installée en Rugénie pour y bénéficier de la politique très favorable aux personnes handicapées. Mais, jusqu’à sa rencontre avec Thomas, elle n’exprime sa colère et sa déception qu’en monologuant. Thomas, après l’avoir aidée et écoutée ne s’encombre pas de sa compagnie et Melanie est bien vite éliminée du conte, après avoir péri noyée dans sa salle de bains hyperfonctionnelle.

 

Le maître à penser de Candide est le bien nommé Pangloss – toute langue – qui sans cesse renaît au long du conte, sans jamais évoluer, sans acquérir aucune utilité sociale. Bien que le patronyme du mentor de Thomas, Stepen Gloss, reprenne la même référence à la langue, celui-ci en fait un tout autre usage, autrement plus efficace. Il joue un rôle décisif dans la politique menée en Rugénie, voire à un niveau mondial ; il utilise pour sa propre communication des medias depuis longtemps soumis aux puissances financières et politiques ; il est même capable de déclencher une guerre afin de faire taire les contestions réelles ou supposées.

Stepen Gloss, finalement, ressemble beaucoup plus à Voltaire qu’à Pangloss. Le lecteur découvrira comment il se met à l’abri des conséquences désastreuses de la politique qu’il conduit en sous-main, quel jardin il fait cultiver, comme Voltaire le fit à Ferney, à la frontière de la Suisse, Voltaire capable de dénoncer l’esclavage tout en s’enrichissant grâce au commerce triangulaire.

Quant à Thomas, à l’image de Candide, résolument pragmatique, loin de se désespérer de l’effondrement annoncé d’un système qu’il a lui-même promis, il se met à l’abri en devenant le gestionnaire du paradis préservé du grand idéologue.

 

Benoît Duteurtre, En marche !

Conte philosophique

Gallimard. 2018. 211p.

 

 

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