La douleur – un texte de Marguerite Duras, un film d’Emmanuel Finkiel

Son adaptation récente par Emmanuel Finkiel ramène dans l’actualité un livre de Marguerite Duras, paru en 1985 chez P.O.L. C’est un recueil de textes, tous liés à la deuxième guerre mondiale, plus précisément à une période étrange et longue, entre le débarquement de Normandie, à partir du 5 juin 1944, et la fin de la libération des camps. Emmanuel Finkiel a retenu pour son adaptation deux des cinq textes, les plus longs, les plus connus : « La douleur », « M.X. dit ici Pierre Rabier ». Ils évoquent l’attente par Marguerite Duras de son mari Robert Antelme, résistant, arrêté le 1er juin 1944, son retour de Dachau le 13 mai 1945, sa longue renaissance jusqu’à l’été de 1946.

 

« La douleur », « M.X. dit ici Pierre Rabier» forment un diptyque autour de la figure de Robert L.  L’ordre chronologique y est renversé, l’attente du retour imminent avec la libération des camps précèdant le récit des démarches qui ont suivi l’arrestation de Robert L. Leurs écritures diffèrent, mais les deux textes sont « vrais », « une histoire vraie jusque dans le détail ». Ils disent les sentiments de la narratrice, Marguerite Duras, son délabrement physique. On y entend les échos de l’histoire qui avance lentement vers la défaite du Reich, on y perçoit la pesanteur dérisoire et kafkaïenne des démarches à accomplir, de l’administration allemande puis gaulliste. Des silhouettes entourent la narratrice sans pouvoir la tirer de sa solitude : Morland, le chef du réseau – François Mitterrand - , D. – Dionys Mascolo.

 

En préambule à cette édition, Marguerite Duras dit avoir tout à fait oublié le Journal qu’elle a intitulé La douleur, l’avoir retrouvé par hasard : « Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m’épouvante quand je la relis. Comment ai-je pu de même abandonner ce texte pendant des années dans cette maison de campagne régulièrement inondée en hiver. » Elle ajoute : « La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. »

Comment traduire la douleur, répétée chaque jour, l’attente de celui qui ne revient pas quand tous les autres sont peu à peu libérés et ramenés en France ? « Berlin flambe », la presse se fait l’écho des fosses dans les camps dont l’horreur apparaît au grand jour. Le texte se lit comme un jaillissement qui répète sans cesse les mêmes mots, la mort, la peur, les visions de Robert L. mort dans un fossé. « Je m’endors près de lui tous les soirs, dans le fossé noir, près de lui mort. » Plus les alliés avancent, plus l’angoisse augmente car on dit qu’ils fusillent tous les survivants des camps avant de s’enfuir.

Chaque jour, deux fois par jour, D. vient la voir, la réconforte, lui reproche aussi assez durement de se laisser aller, de manquer de courage. « Pas une seconde je n’entrevois la nécessité d’avoir du courage. Suzy a du courage pour son petit garçon. Moi, l’enfant que nous avons eu avec Robert L., il est mort à la naissance – de la guerre lui aussi – les docteurs se déplaçaient rarement la nuit pendant la guerre, ils n’avaient pas assez d’essence. Je suis donc seule. Pourquoi utiliser de la force dans mon cas. Aucune lutte ne m’est proposée. Celle que je mène, personne ne peut la connaître. Je lutte contre les images du fossé noir. »

Ces pages très intimes sont également emplies de l’attente des autres femmes, sa voisine Mme Bordes, la jeune femme enceinte dont le mari a été fusillé, Mme Kats qui attend le retour des camps de sa fille handicapée. « Nous sommes fatiguées ».

La douleur n’empêche pas la colère, contre les absurdes tracasseries administratives des fonctionnaires de De Gaulle, contre De Gaulle qui ne parle pas des camps de concentration, qui décrète le deuil pour la mort de Roosevelt. « Pas de deuil national pour les déportés morts. Il faut ménager l’Amérique. La France va être en deuil pour Roosevelt. Le deuil du peuple ne se porte pas. »

Les phrases sont courtes, haletantes, poignantes. La tension monte, la peur que Robert L. n’ait pas pu résister. « Il était distrait. Il n’avait jamais l’air de rien voir, toujours en allé au cœur de l’absolue bonté. […] Toujours en allé au cœur de l’absolue douleur de la pensée. » Au-dehors, c’est la paix maintenant, et pour elle l’attente toujours, près du téléphone.

Un jour, François Morland appelle d’Allemagne pour annoncer qu’ils ont trouvé Robert L dans un état de faiblesse extrême, méconnaissable, qu’il faut l’exfiltrer, le ramener en France pour le faire revenir à la vie. D. part aussitôt.

« Je ne sais plus quand je me suis retrouvée devant lui, lui, Robert L. Je me souviens des sanglots partout dans la maison, que les locataires sont restés longtemps dans l’escalier, que les portes étaient ouvertes. On m’a dit après que la concierge avait décoré l’entrée pour l’accueillir et que dès qu’il était passé, elle avait tout arraché et qu’elle, elle s’était enfermée dans sa loge, farouche, pour pleurer. »

Suit le récit du long chemin vers le rétablissement, récit sans tabou, qui parle avec des mots crus, vrais, du corps malade. Au lieu des dates ponctuant l’attente, il y a la répétition de cette phrase : « Les forces reviennent ».

La fin est baignée de la lumière de l’été 1946 sur une plage d’Italie. Robert L. est encore faible. « Il a écrit un livre sur ce qu’il croit avoir vécu en Allemagne : L’Espèce humaine. Une fois ce livre écrit, fait, édité, il n’a plus parlé des camps de concentration allemands. Il ne prononce jamais ces mots. Jamais plus. Jamais plus non plus le titre du livre. » Il sait qu'ils ne vivront plus ensemble, qu’elle aura un enfant avec D. Pourtant, les dernières pages sont emplies de l'amour de Marguerite pour Robert L.

« Je l’ai regardé. Il a vu que je le regardais. Il clignait des yeux derrière ses lunettes et il me souriait, il remuait la tête par petits coups, comme on fait pour se moquer. Je savais qu’il savait, qu’il savait qu’à chaque heure de chaque jour, je le pensais : « Il n’est pas mort en camp de concentration. »

 

La deuxième partie est le récit des nombreuses rencontres entre Marguerite Duras et l’homme qu’elle appelle Pierre Rabier, agent de la Gestapo susceptible de l’aider à entrer en contact avec Robert L, de lui donner de ses nouvelles à défaut d'adoucir son sort. Lasse de se rendre en vain chaque jour dans la salle d’attente de la prison de Fresnes, pour au moins faire parvenir un colis au prisonnier, elle aborde un « grand homme qui passe dans les couloirs » et qui s’avère être celui qui a arrêté et interrogé son mari. « C’est une histoire assez grave. » dit-il.

Les alliés ont débarqué le 6 juin 1944, la bataille de Paris commence le 19 août. C’est ce temps historique qui détermine la durée de cet épisode et la nature des sentiments de la narratrice. Il lui donne rendez-vous presque chaque jour, dans des lieux à chaque fois différents, cafés, restaurants qui forment une carte de la collaboration, du marché noir.

La peur : tel aurait pu être le titre de ce récit. « Chaque fois que je dois voir Rabier, cela continuera jusqu’au bout, je fais comme si c’était pour être tuée. Je fais comme s’il n’ignorait rien de mon activité. C’est chaque fois, chaque jour. » En lisant les mots simples, le récit sans emphase, on sent la peur qui grandit en elle, pour elle et pour ceux qui lui sont proches. Soudain tout bascule, la peur change de camp. C’est lui qui va mourir et tous ceux qui les entourent au restaurant.

Chaque soir, pour Robert L. elle note l’avancée des troupes alliées en Normandie, le dénuement des Parisiens privés de leur source d’approvisionnement et ce qui s’est passé avec Rabier, comme si, par avance, sans rien savoir encore de ce qui s’est passé dans les camps, elle apportait sa contribution à l’observation de L’Espèce humaine, intriguée par le mystère de cet être. Il aurait voulu arrêter beaucoup plus de monde, était indifférent à la douleur humaine, incapable aussi d’imaginer la défaite de l’Allemagne. Folie ? Imbécillité ? Ce « pourvoyeur de mort » fasciné par les intellectuels français, prend des risques pour elle, lui donne des renseignements, ne la tue pas, se désole de sa maigreur, rêve d’ouvrir une librairie d’art. Il est fondamentalement seul, elle est un auditoire de choix, à sa merci.

 

L’adaptation d’Emmanuel Finkiel n’est pas sans mérite. Il y a de beaux moments, des effets cinématographiques intéressants pour traduire la douleur qui brouille la vue, les mots de Marguerite Duras sont abondamment cités, Benoît Magimel est un Rabier très convaincant. Le plus beau personnage du film pourrait bien être celui de Mme Kats, la scène la plus émouvante celle du départ de Robert Antelme de la prison de Fresnes.

Pourquoi la répétition obsédante des mêmes mots y semble-t-elle artificielle, faisant douter de cette douleur ostentatoire ? C’est que le langage cinématrographique, la constante présence à l’écran du visage humide, ravagé de Mélanie Thierry ne laissent pas au spectateur l’espace de liberté qui lui permettrait de se pénétrer des mots, de les ressentir, de choisir son rythme, de mettre sur eux un visage.

Emmanuel Finkiel exerce à juste titre sa liberté de lecture, d’interprétation du texte de Marguerite Duras. Manifestement, parce qu’elle était aussi la maîtresse de Dionys Mascolo, Il ne croit pas à la sincérité de sa douleur, ne comprend pas son amour pour Robert Antelme. Alors il croit de son devoir d’éclairer le spectateur, d’expliciter le lien entre D. et la narratrice par l’image, des paroles vulgaires quand aucune bassesse n’existe dans le texte. La pitoyable prestation de Benjamin Biolay finit d’exaspérer.

Le cinéaste ne ressent pas la peur de cette femme, il ne comprend pas sa douleur, ni sa fascination pour Rabier, monstrueux représentant de « l’espèce humaine ». Alors il en trouble l’image en faisant d’elle une séductrice, qui danse avec lui, l’embrasse, soigne son apparence quand elle a rendez-vous avec lui. Mettant en doute l’authenticité même du texte écrit par Marguerite Duras, il le tire vers un romanesque moralisateur et grossier.

 

 

 

La douleur de Marguerite Duras. Folio Gallimard n°2469. 218p.

 

La douleur, un film écrit et réalisé par Emmanuel Finkiel, avec Mélanie Thierry, Benoît Magimel, Benjamin Biolay. Janvier 2018

 

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